Ce qui s’inverse lorsqu’on ne s’y attend pas et cette même impression qu’il manque un moyen de faire comprendre à l’autre ma situation individuelle. Elle n’est peut-être pas différente des autres. Peut-être ce voile sur l’intime qui ne se lève pas, ne se lèvera jamais. Étrangement, oui, j’ai peur. Je pourrais ne pas être si bien armé que cela. Après l’avoir crié sur tous les toits, « nous qui avons la chance », de ne plus avoir ce qui connecte, au sens complète. Cela se confirme d’heure en heure. Puis, qu’il n’y a pas à se considérer autrement qu’un corps social agissant, une globalité. Nous ne sommes rien d’autre. C’est l’effroi de le constater si vif dans le corps individuel. Ce qui connecte alors l’esprit à l’esprit, c’était pourtant la pensée permanente d’un temps déjà ancien, je m’y voyais, et aujourd’hui dans les rêves les plus fous, je ne désire pas ce retour. Dès lors que la règle ne s’impose plus. C’est tout ce que m’apportent les « distractions » de l’imaginaire, cet état si particulier dans lequel le récit d’un amour s’établit sans autre conséquence sur le devenir immédiat qu’être ce qui anime sans limite. Ainsi, le « nœud » de l’affaire est tout de suite délié. Je suis sûr que cette transformation a déjà lieu. Une page suffit. On ne compte plus les heures. On ne voit plus les jours. Je suis dans cette abbaye du silence avec tout ce que je possède. Voir à quel point je me sers de tout cela, mieux que si tout était vide. Car le désir était allé de nombreuses fois jusque-là : vider, comme partir, pour une autre quête, une autre forme. J’avais peur, il est vrai, de ne pas être capable de quantité. Je comptais les pages. Un nouveau statut m’aurait donné une occasion de tester cela dans la réalité, mais je me connais, j’aurais obéi aux injonctions, aux heures de repas ou de messe, aux règles internes. À l’ascétisme. J’en suis toujours très proche. Ce qui me retient est d’abord mon goût immodéré pour le jeu et cette extraordinaire disponibilité permanente pour que quelque chose d’entièrement disponible intervienne. Alors, oui, les angoisses du lendemain, celles du matin par exemple, relatives comme il se doit à ce qui s’est fait la veille. Presque rien. On veut tout et il ne se passe presque rien. C’est éprouvant. Rien n’est fini. Rien ne finit jamais. Et à chaque recommencement, ce sont les mêmes difficultés, les mêmes impasses. C’est le moment de plonger. Cela ne ressemble à rien. Ni à la vraie joie, ni à la vraie peine. C’est une sonate du vivant, avec ces mouvements. Celui-ci danse. Celui-là est mineur. Pleurs, rires, tout en peu de temps. Et l’héroïne qui s’effondre. Je l’admire. Je veux qu’elle me dise mes excès. C’est vrai. Cela ne change rien à l’amour. C’est l’amour identique à toute chose. Quand dans l’impasse je m’étais imaginé que j’écrirais le livre du monde, toujours renouvelé. L’impossible était que cela relevait de l’utopie, mais maintenant c’est là, c’est réel. J’ai juste à concevoir l’entre-deux, comme une mémoire. C’est déjà arrivé. Je laissais tout tomber pour voir à quel point je pouvais me rendre minable. On appelait cela « société ». Travailler, voir des gens. Et puis aller au bord de chaque limite pour n’être qu’une histoire à raconter, faire de quelques minutes l’infini. La névrose à l’état pur, lorsqu’elle n’a plus d’excuse, plus de patron, plus de famille. J’aurais toute ma vie eu affaire à ces sortes de ruptures, et c’en est une nouvelle. J’ai à concevoir cela, lorsque la page est blanche. Car j’ai toujours répondu à des sortes de surgissements. Il fallait les entretenir, leur donner vie, les rendre possibles. Mais la page blanche. Le lieu de la parfaite invention. Puisque c’est cela que je veux écrire. Cela ne pourra pas être seulement une pause. C’est plus que cela. Je réclame plus. Le ciel ne suffit pas. Les mots dominent. Le langage est l’unique vecteur de la pensée. Je conçois parfaitement que j’ai désiré cela. Les feuilles que j’observe sont toutes orientées de la même manière. Il faudrait se montrer. Il faudrait offrir du contenu. Mais ce n’est pas un besoin fondamental. Ce qui compte, c’est la rencontre. L’être tu. Si présent. Et la tentation si forte de lui donner vie immédiatement. Les options tombent les unes après les autres. Je mesure ce refus partagé. Il est d’une densité rare que je ne rencontrerai peut-être jamais. Car il y a devant cela le devoir, le devoir de paraître, qui n’a plus lieu d’être. Plus de rendez-vous. C’est une première. L’agenda ne sert plus à rien. Ce qui est merveilleux alors est de voir ce qui parfait. C’est parfait. Voilà tout. Il ne manque rien. Ni à cette réalisation ni à l’esprit qui s’en dégage. Le reste, comme dit l’autre, appartient au lecteur. Mais le lecteur a quelques exigences. Et j’en suis. L’instantané me plaît. Une question de goût peut-être. Juste rire avec cela de nombreuses heures. La bonne blague. Parce que c’est au moment où l’on se prend trop au sérieux que tout devient sinistre.
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