Sunday, December 29, 2019

Fragment de jours - 07

Je m’oblige à présent à maintenir une attitude détachée. Cela ressemble à un manque d’intérêt permanent. Je laisse les autres en juger à leur place. En quelque sorte, je mesure sur l’échelle du temps les occasions qui se présentent d’appuyer sur l’avertisseur. Elles sont si nombreuses qu’à force de les voir passer, je m’amuse des situations incongrues que cela crée dans le réel. Car il y a bien effraction partout où je me trouve, y compris au moment où j’aurais dû me soumettre à la poésie d’un discours alors que je ne voyais que des défauts sur écran géant. L’erreur aurait été de venir tout de suite en faire un bilan. J’ai testé en quelques mots, pour voir, mais déjà les langages ne peuvent plus se comprendre. Nous sommes désormais tous des étrangers les uns pour les autres. La sensation qui domine est comme une interrogation. Oui, j’interroge. Ce que tout cela serait devenu si tout avait continué, à l’identique, me revoyant à nouveau hésiter lorsqu’il fallait parler, hésiter à dire ce qui me tenait le plus à cœur et comprenant peu à peu que c’est justement en le taisant que le sujet s’implante, revenant sur les mêmes trajets, pensant à tout ce qui ne s’est pas dit, de ce qui marque fondamentalement une différence, notamment que cela s’était conçu en moi si longtemps à l’avance, qu’il y aurait une longue vie de deuil, une fin à ces tortures mentales que je m’infligeais, pour prendre enfin en compte une part non étudiée du réel, puisque j’y suis à ce point attaché, entrant par la voie du rêve et des pensées, fondant le paradoxe d’une organisation du pouvoir pour lequel il faudrait des servitudes afin qu’il conçoive, pour tant d’autres, la qualité voire l’existence même de certains modes de vie. Celui que j’élabore comporte encore des failles, essentielles, sauf si par analogie, j’applique au plus grand nombre, comme un renversement, ce que je conseille à mon être, de ne plus que se consacrer aux hasards des rencontres entre les mots, pour peu à peu les mettre à jour comme on les mettrait en lumière. Plus visibles, ils auront plus d’impact. Ils seront ce qui rayonne en soi d’avoir su le préserver lorsque tout se déchaîne, hystéries collectives, les plus jeunes tombent comme des mouches, ils se trompent, ils s’agressent, ils n’ont plus d’idéal que ce qu’ils coordonnent, pensant faire masse dans l’océan, chaque jour, ils propulsent l’espoir d’un renouveau alors qu’ils ne font que reproduire l’erreur, la même erreur depuis parfois des débuts de vie, il y aurait tout à coup ce que personne n’avait vu, la solution à tous nos problèmes, la revendication contre un immense ennemi, si possible intouchable, et c’est la guerre civile, on dénonce, on fait des montagnes à partir de rien. C’est la preuve d’un manque d’idéologie, qui ne concerne pas que la jeunesse, mais la jeunesse se montre, agonisante, en suicide perpétuel. Alors, il est vrai qu’il y a là quelque chose d’assumé en matière d’idéologie, comme la question presque fondatrice du style. Se borner à vouloir l’élucider n’a aucun intérêt puisqu’une fois lancé, rien ne peut arrêter l’être dans son évolution. Ce n’est pas ce qui ferait tout à coup des forces supérieures. C’est ce qui rend libre et heureux, cette liberté et ce bonheur se propagent naturellement. Je n’offre cependant plus à personne le loisir de connaître les détails de quelque découverte que je fais actuellement. L’eau encore trouble souffrirait de tout nouvel apport, et je préfère décaler temporellement toute forme de révélation puisque je sais qu’à l’instant T, je ne peux rien conclure de ce que je suis lorsque je traverse tant d’expressions aussi instables que les miennes. Les rencontres ne sont que de furtifs malentendus, d’untel qui ne s’attendait pas à cette réaction, d’un autre qui me fait participer à son propre film en supposant (et donc en imaginant) les intensions qui sont les miennes. Je ne suis évidemment pas dénué de ce genre de travers. Moi aussi, j’ai mes suppositions. Moi aussi, j’imagine. Mais je ne prends en considération que ce qui s’exprime réellement, admettant, en soi, que mon imaginaire a pu dépasser la réalité, l’altérer de ce que je suis devenu de la seconde où j’ai quitté un lieu, une conversation, à celle qui a précédé ce que je suis en train de réaliser au cœur même de mon œuvre, après, donc, être retourné dans ce lieu, avoir participé à une nouvelle conversation. Cela ne fait plus d’autre matière que la sereine application d’un nouveau rôle que j’attribue à ce qui ne se passe, à ma connaissance, nulle part ailleurs. Aussi, cela semble évident, c’est une forme de résistance. Je le vois à ce qui s’écrit, ce fameux temps que je libère, me demandant à quoi cela sert si ce n’est justement, faire attendre. Les pensées qui s’en libèrent apportent un éclairage assez doux, parfois même amusé, de certaines tranches de vie qui défilent. Il n’y a plus que ce qui se lit, et cela fait tant de bien que je mesure ce que c’est de ne plus être tenté ailleurs que dans mon propre décor avec ses défauts, ses manies. Et ces traits de caractère, désormais, qui me font sourire. Il est vrai que je suis si jeune encore. Ce n’est pas d’être influençable, mais avide de ce qui m’aurait peut-être manqué et dont je ne me souviens pas, alors qu’il serait si beau d’en faire le récit, lorsque je reprends ce livre qu’on m’a lu à haute voix, que j’y entends le ton, la vitesse, que je vois l’heure défiler dans cette nuit qui ressemble à l’été. Si j’avais eu tout cela, comme je me serais endormi, rêvant, poursuivant l’histoire, mais aujourd’hui, c’est ici qu’elle continue l’histoire, quand je reviendrai parcourir ces pages comme de vieilles cartes postales, je reverrai le grand ciel bleu, comment j’étais rentré à pied pour me guérir de l’empoisonnement, après ce long combat, pour arracher de nouveaux jours de tranquillité, ne me liant plus qu’au seul personnage qui changeait peu à peu, de conviction, parce que je lui avais attribué ce pouvoir dès le début, qu’on ne serait plus à quoi s’en tenir pour le dévaluer, parce qu’au fond, c’est ainsi que je l’aimais. Dans cette douce nuit, je n’entends plus aucune révolte. Il n’y a plus d’instructeur. Je n’ai comme plus rien à suivre à part ma sensibilité et mon imagination si plein de tout ce qui m’entoure, comme il n’y eut plus aucun devoir, comme il n’y eut plus jadis aucun danger.

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Sunday, December 22, 2019

Fragment de jours - 06

Une maison m’accueille comme un refuge. J’y serais bien si je ne devais encore compter. La préoccupation ne concerne pas ce qui s’écrit. J’écoute la pluie. J’apprends à aimer ce lieu. Le calme, peut-être. Quand je retrouverai ces lignes. Tout s’apaise. Le temps d’accepter qu’il n’y aura rien d’autre. Que cette admirable beauté que je vois devant moi, le chœur d’une église, une chapelle au fond. Une attitude que je ne comprends pas malgré cet attrait, renouvelé, pour une émotion ancienne que j’ai délibérément abandonnée de rage, sans doute. Je ne le regrette pas. Ce n’est pas une erreur si l’essentiel est maintenu. J’éprouve ce besoin de m’y consacrer. Personne n’en saura jamais rien. Ce sera mon jardin secret, mieux que secret, non communiqué, où se travaille ce que je suis là où je suis, me retenant d’aboutir parce que je ne veux plus faire semblant. Dans cette nouvelle chambre, je m’établis. Il y a là ce qui sera toujours. Je n’aurai pas besoin de le défendre. Je n’aurai pas besoin de le revendiquer. Je n’avais pas imaginé cela. Je n’aurais jamais formulé un tel objectif, ces mots qui s’emprisonnent, pour le devenir, tel que je l’avais rêvé, c’était donc vrai, cela existait. La dimension de l’effroi, ce regard face à ce à quoi nous ne pourrions échapper, et pourtant, j’étais celui qui allait comme exorciser, entrant dans l’au-delà, où se trouve réellement le sentiment d’un danger, les frissons courant le long de ma jambe droite, torse en combat, je ne vois pas vraiment, je ressens, comme mon corps m’avait prévenu, que ce serait maintenant, qu’il faudrait tout mettre en œuvre pour résister encore, car j’étais désigné, pour lutter, à nouveau, ce serait moi, vu du ciel, errant dans les rues sombres, sur les mêmes terres, où perdurent les siècles, les images inscrites me sont transmises, je deviens la mémoire de cela qu’on croyait d’une autre histoire, celle qui continue toujours, celle de l’application de théories évaporées, ou plutôt détournées, quand les mots nous sont raptés, je ne les confonds pas, je les réintègre peu à peu, au cœur de l’aliénation, car c’est une folie de seulement penser que cela puisse être, mais je dois me soumettre, puisque c’est là, pas sous mes yeux, dans mes yeux, dans ma conception même de tout ce qu’il y a en dehors de moi, y compris moi.

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Sunday, December 15, 2019

Fragment de jours - 05

Je n’ai finalement jamais vu une telle constance. One, two, three. 1. S’occuper. 2. Admirer. 3. Adresser. C’est plus que partager, c’est véritablement adresser, la forme d’ignorance, j’ai failli devenir comme ça, je sais de quoi je parle, comme réagissant à une drogue, oui, drogué, tout devient exceptionnel, arrivant à point nommé, rendez-vous compte, c’est exactement ce que je pensais. Pauvre ère moderne. Je ne me lasse pas de revoir le processus rigoureusement identique se répéter, non seulement au fil des années, mais sûrement depuis de nombreux siècles (à en croire certaines manières de dénoncer ces formes dans la littérature). Le tout est de briller, puis de balancer en public. Wonderful. Et ceci et cela. Il est vrai que cela ne cesse de revenir. Une pleine critique comme permanente. Personnellement, je n’ai rien d’autre à faire. Au fond, c’est mon métier. On s’étonnera. On dira : « Mais qu’est-ce qu’il avait avec ce fait social ? ». C’est juste que tout à coup j’imagine l’ennui profond (on sait à ce stade que personne ne sera épargné), zap, zap, clic, et c’est extraordinaire, pas jusqu’au bout, ça a coupé, et hop on feuillette, idem, on s’endort, le coucher de soleil, magnifique, hop, instagram, et au fait, ma grand-mère ? Le temps qu’il faut pour revenir à soi de ces boucles infernales est très long. Le retour est violent. Les repères ne sont plus opérants. En panique, on s’accroche aux branches, et tout est bon à prendre. J’ai tenu presque un mois. C’est à la fois peu et beaucoup jusqu’aux « aubes admirables où sur la brume du fleuve glissant à la surface de l’eau se levait le tout dernier quartier de cette lune d’avril ». Il faut être déjà dépollué pour ne rien oublier des questions qui se posent et d’être presque le premier à écouter se mettre en joie (c’était un rire de plus en plus ample) le fameux Dawn Chorus. Il faut être déjà dépollué pour ne pas s’engouffrer tête baissée dans nos urbanités délirantes desquelles ne ressort plus rien de cette écoute sensible, nuancée, subtile, que j’ai comme enclenchée et que je ne saurai plus abandonner. Le risque se manifeste à la première heure et je dois tout inverser encore si je veux réellement comprendre ou plutôt accepter qu’une différence vient de s’intercaler. Cette fois-ci ce n’est pas la profonde nostalgie d’une fin, c’est le prologue d’une journée qui va durer plusieurs semaines, ce qui ne cesse de commencer toujours et c’est ce que je vais devenir, au fil des pages jusqu’à l’inattendu, la naissance du désir, parce qu’il ne s’agit pas de faire mieux, mais bien d’y être, dans ce monde entêté, différent. À quoi faudrait-il résister des tentations anciennes ? Première différence. Presque une inversion. Il n’y a pas de « chez moi » et d’ailleurs. L’intensité est défaillante là où je suis si longuement. Je peux faire le trajet en plein imaginaire, de la même manière que je reconstitue des éléments fictifs en plein cœur du réel. J’ai encore suffisamment de temps pour m’organiser. Je rêverais que tout se fasse tout seul, que je n’aie qu’à attendre, mais comme pour chaque étape de ma vie, je crois que je n’en suis pas encore là et qu’il faudra à nouveau se lever pour combattre. De tout cela, je n’invente rien. C’est juste que mon regard s’affine devant le courage nécessaire. Devant moi, je vais réitérer. Ce sera de plus en plus obscur, infernal, plein d’idées nouvelles, ce n’était pas prévu, beaucoup plus tôt, avant que l’on s’en doute, la terrible sentence, je suis désolé, des corps vont tomber, du ciel, propulsés, j’en ai trop vu, stop, des tableaux partout, comme une galerie d’art, ici, où nous devrions nous demander, comment faire, comment s’instruire, en profondeur, du fait de l’âge de pierre, d’un rayon de soleil, plaqué au sol à travers des vitres colorées, qui ne le verrait, qui ne le verra, sera sacrifié. C’est la guerre en plein ciel. On appelait ça des anges. Cuirassés, armés. On méconnaissait leurs pouvoirs fantastiques. On ne se bat ni pour le bien ni pour le mal. On se bat absolument, sans époque, barbares. La première rencontre se matérialise après quelque pierre posée sur un cairn au sortir d’une forêt. Premier signe qu’il se passait quelque chose : une bombe bleue propulsée, venant de nulle part, n’allant nulle part, un avertissement. C’est l’heure d’un combat. L’imaginaire déployé au plus haut vol. Dragons enragés. Il faudra la mort de l’un ou de l’autre. Ou qu’un événement surgisse. Il n’est pas besoin de s’expliquer. Dès l’aube, une partie du ciel se précipitant, la pluie en frasques, courant sur le fleuve comme une armée hirsute. L’assaut. La menace. Cela vaincra sur la lumière, ne laissera aucun calme. Le froid tombe comme en plein hiver. Beaucoup gèlent. Visages tournés. Masques figés. Dans un cri d’effroi, de larges traits noirs se dessinent. Tout devient hachuré. Éclairs fléchant, circonscrivant. Le repère condamné. Retour d’urgence aux postes de commande centralisés. Je me souviens des spectres, que je voyais des morts errants. Cette fois, quelque chose a changé. Peut-être des sorciers. Le premier, dont on ne peut soutenir le regard, aspiré derrière d’énormes lunettes disproportionnées, et la bouche mouvementée de tics nerveux. La seconde, m’ignorant, accompagnée. Nous allons au même endroit. Intimité du corps drôlement abandonnée. Langue vulgairement pointue. C’est une lézarde. Je paie de ce que je n’ai pas fait allégeance au grand roi. Parce qu’il m’est apparu tout à coup, sans fard, blindé de haine, reconnaissant les signes qui prouvaient son dessein. Tout d’abord : le vin. Filtré. Surdosé de quelque chose. Empoisonné. Il en buvait, mais cela devait être une question de quantité, d’où la surdose. Au bout d’un moment, l’excitation était telle que j’étais à deux doigts de ne rien pouvoir lui refuser mais me sachant permanentement en combat, je ne cédais à rien, à part la signature de quelques pactes d’usage semblant lui confirmer sa puissance rayonnante. Nous nous étions séparés sans rien dire, testant l’un contre l’autre nos influences énergétiques. Il y a l’esprit bien sûr, mais ce n’est souvent pas le plus puissant. Ou l’autre part est souvent négligée. Comme des ondes. Nous nous testions. Nous négociions. 3, 2, 1. Jusqu’au silence et son aveu d’échec.
— Demain, je n’ai rien de prévu.
Porte fermée sur l’indicible. Traverser les couloirs inutiles. Obliger l’errance. Au bord des falaises. Prêt à sauter. Je savais tout cela. Je le connaissais par cœur. Retour constant de toutes ces périodes « difficiles ». Aux tons de voix si souvent entendus, dès le « allô », désespéré, pour toujours raconter les mêmes journées « difficiles », comme l’autre qui trouvait toujours tout « compliqué », de ces mots qui ne démordent pas, que j’entends encore et qui planent sur mon quotidien comme des grues d’assemblage qui modèlent jour et nuit l’architecture du délire obsessionnel d’un ennui profond. Ce qui a construit ce qui est aujourd’hui s’est voulu de longue date opérant et je ne lâche pas le projet de cette science-fiction du temps réel pour laisser agir toutes les composantes d’une autre forme d’auto-détermination. Je savais que de cette nouvelle étape se dégagerait le désir de procéder autrement. Non que cela m’agaçait, mais il fallait désormais passer à une autre étape qui consisterait à développer ce qui semblait suffisant dans la vie, ces formes déjà faites, ces élans perdus dans le récit, le paradoxe donc d’un état du passé qui se renouvellerait uniquement parce que tout cela allait être jeté sur la feuille au rayon des morts. Je remets en route, pour y arriver, l’efficacité de la clandestinité. Je comprends vite désormais quelle sorte de combat je mène réellement, et c’est le mot juste à placer au bon endroit comme cette joie qu’on s’interdit soumis que nous serions à devoir être toujours en attente qu’un gouvernement nous reconnaisse un jour. Ça n’arrivera pas. J’accepte qu’il y aura quelques semaines de trouble, y compris dans les phrases, même si j’ai une entière confiance en ce qui se réalise concrètement grâce à l’écoute de ce qui vibre en moi. Le retrait effectif est là pour prendre de l’avance et pour mieux déterminer. Objectif : trahison. Technique : le démontage. Pierre par pierre. Mieux qu’un effondrement. L’établissement disparaît peu à peu. Plus de forteresse où s’établissent les stratégies de guerre. Mettons-les à poil dans la rue. Ils n’auront plus de moyens d’action. J’ai conscience qu’il faut pour cela des alliés, des sortes de portes de sortie, des souterrains, des camps de retranchement d’où je peux tranquillement travailler à l’élaboration de ces catégories désormais ciblées. L’effet est magistralement poétique. Un feu d’artifices de silence. La proie est immédiatement réduite à l’errance. Elle n’a plus (ou presque) de marge de manœuvre, isolée, en danger. Les coups portés ne sont plus qu’effleurement, plus de blessures graves, plus d’empoisonnement. C’était cette merveilleuse arme dont j’avais senti les effets, grâce au philtre que j’avais absorbé il y a si longtemps déjà. C’était moi, à cette époque, qui plongeait dans le silence sous l’effet du poison, cette lente infiltration, savamment administrée, ne troublant parfois que quelques heures, puis des nuits entières, puis des jours consécutifs. Avant que la mémoire m’offre une sorte de clairvoyance. Quelques pensées échappées auxquelles j’avais mis du temps à croire. « Je suis dans l’antre de l’ennemi, et bientôt prisonnier ». Je ne pouvais pas admettre que j’avais à ce point réussi à me fourrer dans ce piège. J’étais tout seul. Toute parole à ce sujet aurait paru déplacée. Alors, je m’étais peu à peu déraciné, refusant aimablement le plat suivant, le verre suivant, me médicamentant systématiquement avant et après. Les effets s’atténuaient. Et tout se confirmait. J’arrivais à élaborer d’autres pensées, comme celles qui m’assuraient qu’au lieu de m’être fait piéger, j’avais été conduit dans l’antre pour mieux connaître l’ennemi, ses méthodes, ses modes de vie, pour devenir l’expert, oui, seul, qui saurait comment faire pour neutraliser ces expressions dévastatrices qui se réactivaient de siècles en siècles. Parce que la mémoire avait rapporté des éléments si anciens que seule l’analogie m’avait conduit à reconnaître des combats que j’avais déjà menés et que peut-être, j’avais perdus. Comme dans un jeu vidéo. GAME OVER. On recommence la partie. Chaque protagoniste revient avec ce qu’il a acquis durant les parties précédentes, philtres et armures included. Aussi suis-je mieux armé, mais : méfiance. Eux aussi, d’une certaine manière. Et je ne suis pas du genre parano-complotiste. Ni à me dire que c’était mieux avant. C’est un autre niveau, même peut-être juste une autre partie. Nouveau décor. Les figurines ressemblent à ce qui a toujours existé. Avec quelques surprises en plus. Un jumeau, par exemple. Ou un double, on ne sait. Une ombre peut-être. Un ange gardien. Mieux que le héros et l’anti-héros. La vie connectée. Un cerveau protégé, aux commandes. Un autre corps opérationnel. Et ce serait utile dès le premier jour. Propulsé sur le terrain. Appelé en enquête, en urgence, dans un environnement hostile. Le corps y sent la maladie, dès le ciel respiré. Nuage de grêle. Grand froid. La forme s’y révèle. Elle sera escadronique. Ambiance : je vous montre mon œuvre. L’œuvre d’un fou furieux. Ça suffit. Les vieilles méthodes. Les ascenseurs qui n’arrivent pas au bon étage. Les couloirs comme des labyrinthes. On y perd le Nord. Surtout lorsqu’on arrive la nuit. Cela impressionne. Je me concentre. Il faut dormir. Réussir à dormir. Faire une trêve pour dormir. Avec les monstres. Si seulement il suffisait d’appuyer sur un bouton. L’énigme est presque énoncée. Annonce le caractère d’urgence de la situation. Musique de film. On est bien au début d’une saga. Les mots qui restent imprimés. « Retiens bien cela », dès le début, alors que la mémoire n’est déjà plus du type « apprendre une liste de noms pour demain matin 8h ». Elle est mieux travaillée. Puisque je n’en saurai pas plus. Puisque je connais quelques-uns de ces effets. Le message que j’inscris moi-même, et que l’on voudrait voir s’effacer. « Il faudrait peut-être que vous vous parliez ». Ou plutôt : « Je crois qu’il est… ». Et puis merde. T’occupe pas, Capitaine. De celle ou celui qui prend son avis pour des ordres. Qui croit que parce qu’elle ou il l’a dit, tout va s’appliquer. Comme si je n’avais jamais pensé de ma vie. Comme si je n’avais jamais rien fait. Comme si rien n’était déjà prêt. Alors, il est vrai que la mise en route est différente. Je la programme. Je lui impose des douches froides cinglantes. Comme, je suppose, on pourrait le vivre dans un camp militaire. Quelques minutes seulement. Sceaux d’eau ! Les conséquences sont fabuleuses. Du jamais vu. Joie immense. Avec la conjonction de parfaites coïncidences. Franchement. Au point d’avoir presque regretté de ne pouvoir tout filmer du début à la fin, et cette merveilleuse tentation, comme une excitation, de tout raconter en temps réel du lever du soleil au coucher de lune. Un ciel comme celui-ci, c’était tout bonnement improbable, puis le refus, puis je cède (enfin, tel que je suis, en fait, à toujours d’abord dire non, refuser le désir, puis y plonger avec cette attitude étrange que plus personne ne comprend), puis je pense : « Il ne faut rien négliger », et tout arrive. Un vrai conte de fées. Quand il faudra tout reprendre pour imaginer à quoi pouvait bien me servir cette matière. Où je vois tout identique à ce que je lis. Les mêmes liens. Tout cela arrive le même jour. C’est une seule journée. On entre dans les cafés. On réclame à manger. Trop tard. Les cuisines sont fermées. Je n’avais pas oublié. J’étais passé à autre chose. Mon côté infidèle. Je ne sais pas faire autrement. C’est même comme un autre qui contrôle. Ça se fait tout naturellement, dans la durée, puis je reviens, puis je rappelle, puis je raconte, les hauts et les bas, ce qui n’arrive pas à se fixer, le paradoxe de ce qui se prépare constamment, on voit quelques bribes, tout s’arrête, presque tout, jusqu’à trouver, non : retrouver, le fil de la Pensée.

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Sunday, December 8, 2019

Fragment de jours - 04

Tout commence à voix haute dans le silence de la nuit. Rien ne ressemble à ce que j’ai prévu, et je ne m’en surprends pas. La volonté retient un cri de violence qui s’apaise lorsque je finalise des sortes d’étapes. On pourrait croire une par jour, mais cela ne se compte pas en journées. Ce serait trop simple. Quand serions-nous ? Comme si tout devait être calé sur un calendrier. Les mouvements internes n’en prennent pas compte. Les mots n’ont pas ce rapport à la temporalité. Aussi, ce qui se répète vient dire comment d’autres formes d’échéances sont à l’étude contre une constance du quotidien qui ne ressemble en rien au désir. Je ne suis donc pas prêt. C’est un fait. Et je décide de ne pas effleurer le sujet. Il sera là dans quelques heures. Je dirai : « Au fait, qu’en est-il ? ». Je lirai l’agacement qui a précédé. Bien sûr que j’oserai. L’appel est si fort que je ne vais pas gâcher cela. Qui n’a pas de structure, qui n’a pas d’envergure. Cela doit se créer et l’amont est ce présent-là, cet unique période à laquelle je m’expose au risque de m’en vouloir d’être à ce point acharné. J’y vais de plein fouet. Au centre de l’intrigue se nourrit le mensonge. Face à l’effleurement il n’y a pas de conséquences directes à part qu’il se doit d’être. Sinon, qu’aurais-je fait ? Ces heures que j’allais perdre ont été économisées. Accepter, c’est cela. En grande partie ma faute. J’aurais dû résister dès la première heure. Ce n’est pas arrivé. Je dois m’inventer ce drôle de personnage qui vient m’interpeler. Sa figure est facile à recréer. Je l’ai déjà rencontré. En quelque sorte, il m’attend. Ce ne sera pas un dialogue. Ce qui a toujours joué, c’était l’après. Alors, j’y suis, et le voilà. Il a un comportement étrange. Il semble fuir. Il est là puis il ne répond plus. Pendant des semaines, provoquant l’inquiétude. Il est la forme outrecuidante. Peut-être tout ce que je déteste. Ou tout ce que je ne serai jamais. Nerveux, impatient. La plupart du temps, impoli. Il fait tout comme, mais il n’en pense pas moins. Il faudrait l’interdire. Aucune place possible dans quelque fiction. Dès les premières pages. Le personnage entre par effraction. C’est un usurpateur. Il a bien lu la pancarte à l’entrée. Peu importe. Il force la porte. Que serait un roman sans lui, pense-t-il. De toute façon, il existe. NO ENTRY. Non, mais il rêve ! Comme les chiens, on les laisse dehors. Il manquerait un élément crucial à cette communauté. Non seulement il entre mais en plus, il va être au centre de l’aventure. Il va prendre la place réservée à d’autres. Dans ce monde de privilégiés. Extraire une journée entière. LA JOURNÉE D’UN CONNARD. Pratique. Pas besoin de détails. Tout le monde en connaît un. Je ne vais pas perdre du temps à décrire. Alors, bien sûr, se pose la question de la durée. Un roman, c’est des centaines de pages. Des centaines de pages pour ne rien dire, à part qu’on se retourne sur son passage dans la rue, à part qu’on l’insulte en raccrochant, ou quand il quitte la pièce. Non, mais c’est dingue. Le type nous casse les couilles pendant toute une réunion et il se barre sans dire au revoir. Il envoie un message depuis son smartphone. « Y aura-t-il un compte-rendu de la réunion ? ». Pas de formule de politesse. C’est clair. Il y en aura. Un compte-rendu littéraire même. Bordel. Mais comment est-ce possible ? Et puis toujours cet air, presque étonné après coup alors que deux secondes avant il avait ce ton déterminé sur le front. Aucune parole. Aucun effort. Rien à faire que la constance de son comportement pour devenir sujet de toutes les conversations. La moindre minute qui passe pourrit un ensemble foutu en l’air. On est au bord de la réunion de crise. Il faudrait peut-être que cela ne se reproduise pas. Quelle importance ? C’est toute la différence. Je ne me trompe pas en convoquant cette figure. Jusqu’aux rêves, les mêmes pensées. Comment faire pour s’en détacher ? Pour ne pas avoir à reconstituer à partir de rien. C’était pourtant simple. Il ne voulait pas entendre parler d’amour. Ni d’attachement. Ni de vie commune à toujours mettre en mouvement. Dans quelques mois ? C’est fini. Dans quelques jours, c’est fini. De mon côté, c’est définitif. La haine constitutive, j’en ai plus que ma claque et j’aimerais bien que l’on m’explique. Parce qu’au fond, j’aurais pu combiner tout cela avec quelque désir inassouvi. Chercher. On imagine se servir de pour et tout à coup, il manque un bout. Dix ans plus tard, c’est incompréhensible. Le fossé entre le désiré et le désirant. Et les ronces hautes de quinze mètres. Il a beau crié. On ne l’entend plus. Et puis, il pensait peut-être qu’on lui tendrait la main, qu’on l’aiderait ? « Oh, eh ! Le désirant ! Maintenant que tu es dans ta tour, que ressens-tu lorsque tout s’effondre à l’intérieur, que rien ne tient ? ». Bras tendus pour se moquer. Ça rit de tous les côtés. Dernière image. Lui sombrant. Eux riant. Cela, je ne le comprends pas. C’est une énigme. S’entêter comme en plein délire, au centre, quelques mots, puis toujours montrer tel que je l’ai vu, ce dont je ne veux plus m’occuper, l’étrange personnage qui se dessine, un salopard, il a tout laissé tomber, à deux doigts d’y arriver, plus joignable, la technique ancestrale, c’était bizarre, pas plus tard qu’hier encore, et alors ? Quoi ? Hier, il se laissait prendre au piège de cette même manière, l’unique, l’incontournable, avec ses paroles tombées au hasard, c’était atroce. Mais je connais mieux la solution. Ce n’est qu’une histoire d’adaptation. « Il y a des êtres, ils vous tyrannisent. On met entre eux et soi des centaines de kilomètres, rien n’y fait ». Je cite, pour m’imprégner de ce qu’est la durée et ce n’est rien d’autre que cela, attendre et faire semblant qu’il se passe quelque chose, à cause d’un être qu’on identifie si mal qu’on n’emporte rien avec soi de ses douleurs et de ses inquiétudes, car c’est bien de cela dont il s’agit, ce personnage, entravé, enclavé, avec ses suspensions. À cause, très certainement, d’un fait que je ne m’explique pas, une sorte de magie, j’ose le dire, une entourloupe. Tout cela vient sans prévenir, et sous prétexte qu’on ne pourrait le tenter sur personne d’autre, je prends le coup, oui, oui, parce qu’il serait incongru de dire non, je n’y peux rien, la chose est si rondement menée que j’en suis peut-être admiratif, je n’aurais jamais imaginé cela, cela ne se fabrique pas dans ma pensée, oui, c’est impensable me concernant, d’être là, à ce point, regard baissé, ton hésitant, et tout ce que je prévois se trouve comme amalgamé non au reste mais à d’autres, signifiés, semble-t-il, organisés. Je ne dirais pas coordonnés. Même si cela est sans doute de cet ordre. J’approche un certain type de caractères auxquels je n’oppose jamais rien depuis que j’ai cessé de juger. Aussi, c’est la meilleure période pour repenser tout cela qui se répète avec toujours ce même critère, moi, comme je suis réellement, ne voulant ressembler à personne, ne voulant être ailleurs que là où je suis, tel que je le vis, le véritable journal, sans contour, sans taire ce qui m’oppresse, me terrorise, cette armée dont je ne serai jamais le chef, ces activités que je veux voir disparaître, sans l’évoquer au monde sourd, puisque plus rien ne s’entend, que je devise seul, que la nuit fait trembler, j’observe la faiblesse, elle m’oriente, toujours vers le même point alors que je n’en veux pas. C’est pourtant simple. Je ne veux pas conclure. Je passe à autre chose, c’est tout. Ce n’est pas abandonner. C’est faire puis faire autrement. Ma pensée ne se laissera pas enfermer dans ces codes qu’on s’impose collectivement, quotidiennement. Et lorsque je reprendrai le fil de la pensée, dans quelques jours, j’en rirai, de voir comme tout se ficèle, au présent, comme la seule réalité se lit dans chaque mot, puisque c’est cela que je réalise, un tableau, de tous les horizons, une émotion qui s’est ancrée un jour, j’avais cela de disponible en moi, cette place, ce courage, de peu à peu me détacher du réel, pour que plus rien ne colle, que plus rien ne corresponde, à part ce qu’est la vie, en mouvement, au sein même de la matière, comme portée, pulsée, par ce qui n’a plus de raison d’être, maintenant que je vois tout ce temps passer et que je l’alimente en silence. Je n’ai d’autres chemins que celui-ci. Même le lieu où je suis s’en retrouve détourné. Je ne fais plus que cela. Je ne pense plus à rien d’autre. La destination n’est pas si malheureuse. J’y rejoins d’autres qui l’avaient mieux compris, mais à quel âge ? Combien d’années faut-il ? Combien de niveaux à passer, pour être dans ce qu’on ne vivra pas ? Quelque chose en moi y trouve quelque réponse. Je n’ai de cela aucun doute. C’est une maladie que je soigne. Une maladie qui n’a d’autre siège que le corps pourtant apte à tout vaincre, mais cette maladie-là n’est pas visible, elle n’a pas de symptômes. Il suffirait peut-être de dormir. C’est devenu impossible. Cela continue même les yeux fermés. Et les remarques que j’entends ne me font pas réagir, quelles que soient les voix qui l’expriment, qui s’en soulagent. J’aperçois seulement ce qui se dégage. « Le Monde réel ». D’un autre point de vue, tel qu’il devra être, dans l’impunité, lorsque je ne vois plus que l’appesantissement de la laideur, marquée sur le visage par des décennies de mensonges. Je ne fais de cela aucun bilan. Je laisse venir la plus forte émotion, quand elle ne résiste plus, — qui se souviendra ? —, de ces paroles vaines, de ces tentatives, au hasard d’une conversation, de tout remettre en ordre alors que ce serait comme tout trahir de ce que furent des liens charnels, au bord de ne devenir qu’un corps, espérant ces osmoses utopiques. Maintenant que je contrôle, c’est ma vie qui est en jeu, la vie de l’être poétique, il sera là, nommé, je m’en souviendrai si longtemps qu’on ne pourra pas le déposséder. Lui, est sauvé, il rit, il navigue, il n’a que faire de la bonté. Il est celui qui réalise. Il est l’événement. Puisqu’il y a cet invraisemblable calme, non sans tempête, mais l’esprit est autre, maintenant, il n’y aura pas une seconde de plus accordée aux malheurs, et je ne me demande plus ni comment cela aura été possible, ni pourquoi tout se fait ainsi, amalgame, — n’est-ce pas cela qu’il faudrait raconter ? —, cette bourgeoisie décadente où tout amour a été fauché pour raison d’argent, si proche d’arrangement, c’était là, sous ce ciel tapissé de gris clairs, promettant à chaque jour qui viendrait un retour des sensations les plus fortes pour ne plus se laisser, encore, dominer, en finir avec ces faussetés, comme peut-être ne plus répondre, ne plus se demander comment tout cela s’était organisé, autour de moi, en moi. Je trouve cela beau, tout simplement, quand sur des pages entières la pensée s’attarde sur quelques mots, que je viens après la tempête retrouver la seule valeur qui m’emplit, les mêmes horizons d’une forme de douceur, parce qu’il n’y a plus à s’inquiéter. J’ai traversé. Je suis de l’autre côté, et quelle surprise ! Tout m’attendait. Au même endroit, où je retrouve l’histoire fauchée. Ce que je ne m’étais jamais dit. C’était sur le point d’aboutir, mais il manquait quelque chose dans la conversation, comme une honte de ne pouvoir tout dire, comme une réserve, au fond, comme un espoir que tout se devinerait, à travers les quelques mots lancés, bien sûr, le passé, mais celui-ci demeurait inconnu, préférant un éclat dans le regard, les yeux clairs, cette fatigue d’une drôle d’épreuve, auto-imposée, ce n’est plus de la souffrance, tout cela a pris une autre tournure, ce serait la souffrance des autres à relater, comme on se jette dans la gueule du loup, pourquoi pas, après tout, puisque l’idée vient subrepticement, de tout reprendre encore, un à un, chaque ouvrage, l’un prenant appui sur l’autre et ce qui se discute avec ce grand silencieux qu’est devenu celui qui aimerait se confronter au grand abîme, celui qui ne fait plus que se montrer dans d’autres lieux où ce qui rythme est le constat banal de l’existant, ils n’auraient pas réussi à survivre sans cela, alors se construit l’idéal, le lien qui ne se voit presque pas, qui se refuse presque, on ne pourrait l’ignorer tout de même, — que fait-il ? —, tout a l’air si précis, au point de tout voir renversé, il est vrai, ce désir, en plein visage, sourires et confidences, puis l’au-delà invité, faire tout à coup un peu plus, pas seulement un pas, c’est l’ivresse, je n’ai plus aucune attention pour autre chose, l’improbable, convoqué, exactement ce qui s’était passé plusieurs années auparavant, il fallait juste un peu plus de temps, dans l’urgence, rien n’aurait fonctionné, alors il avait fallu planter in situ, pas comme ça, pas aussi directement, il faut des années, et elles sont là, rayonnantes, pour une parole, comme une caresse, merci, merci, merci, pour tant de générosité.

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Sunday, December 1, 2019

Fragment de jours - 03

Une telle préparation n’est pas sans prévenir un événement tragique. J’ai encore quelques détails à régler, mais globalement, je suis prêt. Dans d’autres temps, j’aurais à nouveau convoqué le passé, comme thème lancinant. Et s’il n’y avait pas eu cette capacité que j’exploite pour garantir une forme de permanence, j’aurais plongé vers l’incomparable piège que je ne nomme pas parce qu’il est construction de l’esprit. J’ai à ce sujet tant à dire que cela me sert à projeter dans l’avenir une incessante énergie liée sans scrupule aux écritures en cours. Car il n’y aura jamais de meilleure procédure pour rendre effective l’accusation qu’une auto-accusation. C’est le choix à faire lorsque l’on voudrait que l’on nous « rende justice », lorsque l’on accepterait le résumé et le récépissé, voire la condamnation, trois cinq ou douze ans, avec ou sans sursis, on s’en convainc, on s’en contente, mais le temps que nous aurions passé à élaborer, peu à peu, un moyen de stopper le crime, nous l’avons passé en colère alors que là, le criminel se reconnaît, le criminel s’accuse. Le décor est le même. Rien n’a changé. Et je constate. L’effroi. La peur que tout soit dévasté. Que les questions soient trop pénibles. Je ne m’encombre plus. Droit au but. Et que vois-je ? Que je n’étais pas parti. Tout ce temps seul, semblant ne pas vouloir m’y confronter à nouveau. La pression. Je viens pourtant là pour cela depuis longtemps déjà. Mais la pression était trop forte. Alors, j’étais resté. Sans m’en rendre compte. Amputé. Cette part que je retrouve a été protégée. Je l’avais protégée. Et tout se confondait. Je ne comprenais pas ni combien ni à qui je devais. Il fallait cela. L’aventure. Le sketch. La totale. Quel que soit ce qui se décide. Entrer bêtement en routine où chaque fois se répète. Le même scénario, les mêmes mots, le même ordre. Tout semble normal. Ce qu’on dira quand ce sera fini. La larme à l’œil. Un passé qui s’écrit lentement, au fil des lignes. On pensait que ce serait facile de tout remettre en ordre. Mais je l’ai déterminé aujourd’hui. En fait, je viens de le décider. Le caractère d’urgence est comme le libéralisme. Comme tous les aspects qui accompagnent les aspects dits économiques. Ce n’est pas utile. Ce n’est pas à prendre en compte. Je suis encore plus ancré dans l’actualité avec cette manière de procéder. Et quand on vient mettre en cause ce fonctionnement, les phrases sont toutes prêtes, la vie vient de prouver le contraire, l’argument tombe faisant trembler les convictions. Cela prouve par A + B, l’errance ou l’instabilité acceptée comme variable d’ajustement. Je savais que je serais tenté. C’est marqué « mois d’avril », les années revenant de plein fouet, « lâche tout, c’est trop difficile », mais la conscience surgit. Non, je ne lâche pas et surtout, je sais, que c’est un préjudice, que tout ne se fait, as scheduled, parce qu’on serait systématiquement attiré par notre propension à tout vouloir détruire ce que nous créerions en pleine capacité de nos moyens. Mais nous ne sommes plus aux préhistoires. Ce qui s’est placé connaît son mode d’efficacité, plonger dans un courant minoritaire, s’y installer dans la durée, faire preuve d’initiative puis se taire et laisser faire. Je n’ai que faire de ce qu’on en pense, de ce qui se dit, le mouvement a pris forme depuis si longtemps que l’avis ponctuel n’a qu’à voir avec le ponctuel. Or, le ponctuel. Bien sûr. C’est ce que l’on voit sur un instantané de type photographique. On y compare des bonheurs, des bien-être, mais cela se termine tout de même par : « qu’est-ce qu’il y a à la télé ? » ou, de manière plus subtile : « on fait quoi pour remplir ? », ce vide atroce, cette absence de repères. Je ne fais pas que continuer les conversations qui jalonnent la réalité. Celles-ci sont réellement à l’œuvre. Elles continuent mais ne sont pas sujet de l’écrit. Encore une fois, à cause du passé. Ce serait formidable de dire qui on a rencontré, ce qui s’est dit, quelles étaient nos paroles. Sauf qu’ici se travaille le non-dit, la stratégie. Il faudrait se déposséder des conventions. On ne sait pas. On n’ose pas. On croit même que de n’y être pour personne revalorisera notre fonction dans la société. On aurait tout à coup un rôle. Direct à la télé. Des millions. Des millions. C’est foutu. C’est raté. La stratégie ne se montre pas. Cul nu devant tout le monde. C’est la fessée. On se montre dandinant et un seul viendrait révolutionner le monde. Pour devenir un parmi tant d’autres. Comme tout le monde.

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Wednesday, November 27, 2019

Juliette Mézenc

C'est un jeu. Dis-toi que c'est un jeu.
Ce qui importe : jouer.
Ce qu'il te FAUT éviter : ne pas jouer.
(exactement ce que tu es en train de faire, là, plaqué tout contre l'intérieur de ta peau, figé, tout au bord de toi-même, la peur au ventre et au-dehors)
comme ça que tu gagneras en
rapidité
dextérité
subtilité
comme ça que tu gagneras en points de vie
(ce qui n'est pas rien)
comme ça que tu gagneras en liberté
(à ce jeu comme dans la vie, on ne peut que gagner en, la liberté n'est jamais gagnée, et comme pour la souplesse : les exercices se doivent d'être parfaitement réguliers).
Parce que là est l'enjeu : exercer sa liberté
aller et venir
entrer et sortir
se déplacer et par ce déplacement : gagner du terrain de jeu.
Cesser d'être balloté, de subir tous les bouh ! de la terre dont on ne sait jamais d'où ils viennent ni quand
(tu n'as jusqu'à présent rien trouvé de mieux à faire que rester planqué là, dans l'attente anxieuse du prochain bouh !)
et qui, après avoir frappé avec force la peau contre laquelle tu te plaques, te projettent dans les régions inconnues du Grand Intérieur, à t'y perdre
autant s'y lancer de son propre chef
s'aventurer
ta mission : explorer et étendre le champ d'exploration.

Entre sur le terrain, vas-y. Passe la ligne.

Dis-toi que c'est un jeu.

Tu dis que tu as le vertige, tu dis que, vu du bord, le centre de toi-même est profond, qu'il n'en finit pas. Et tu as raison. Tu dis que tu as le vertige. Alors c'est simple. Ferme les yeux. Et lance-toi.



Monday, November 25, 2019

Fragment de jours - 02

Je suis parfaitement au rendez-vous de ce qui est, revivant comment la violence s’est une fois encore manifestée, relisant, pour moi-même, comment j’étais parvenu à m’en sortir, plongeant, sans me poser de questions, dans ce que j’avais établi pour ces « cas-limite » qu’au fond je pressentais. Le plus important aurait été différent si tout à coup je n’avais pas pris en compte cet autre récit parallèle. J’y pose alors un autre regard. C’est bien le lien qui continue, le lien qui domine. En quelque sorte, ce qui semble totalement invraisemblable, si je le relatais, on ne le croirait pas. Et finalement, je serais triste, certainement, si ce n’était pas ainsi. Non, pas triste. Je ne serais pas entier, tout simplement et sans surprise. Ce que je découvre me bouleverse, car il y avait cela dans l’air, dans le temps. Il y avait cela qui arrive maintenant et j’y étais tellement à l’écoute que j’ai conçu, préparé en moi, le moyen de le recevoir, en toute intensité. Le plus simple est de l’accueillir, au présent, d’assister à cette merveille, lorsque rien ne préside, à toute forme de manifestation. On me poussait à l’échec. C’est encore raté. Et j’en aurais des bilans à faire, jusqu’à comparer les contenus. C’est édifiant dès les premiers jours. Ainsi, c’était ce monde dans lequel il n’y a presque rien. Une date, un mot-clé, quelques lignes. Et encore, je me suis surpassé pour remplir un peu l’ennui à l’aide de ma capacité à me distraire au moment le plus critique, quand les regards tombent et qu’on n’a plus rien sous la dent que les bilans et perspectives du non-être. Reprenons au début. L’idée n’était pas forcément de tout quitter mais d’altérer la perception ainsi que la manière de faire. Pour cela, il suffisait de rompre avec une habitude. On entre dans un système et on n’en sort plus alors qu’il est si bon de tout renverser, de découvrir d’autres codes, d’autres énigmes. Je n’ai pas hésité une seconde. C’était comme un rapatriement d’urgence. La cadence m’était imposée. Je devais suivre l’au-delà du texte à travers la variété de son écriture. C’était maintenant. Il fallait le faire. Je savais que tout s’organisait pour m’en empêcher mais c’était sans compter sur la foi. On pourra évoquer un délire psychotique. Ce sera trop tard. Du fait que je n’ai pas attendu, que j’ai couru acheter l’intégrale pour vivre l’expérience non pas de tout avoir mais de tout pouvoir m’offrir à l’infini, ce que personne, je suis sûr, dans mon entourage, ne fait jamais. Et ce n’est pas pour me rendre exceptionnel. Nous le sommes tous. C’est pour me distinguer dans un pays aux normes tellement significatives qu’elles figent l’intelligence à un état d’épouvante désespérant. Ce que je prévois ne se verra que dans les conséquences qu’elles auront sur ma propre opinion. Le recul intégral, absolu, n’étant pas possible, seule la fiction m’aide et désormais c’est plus que le pari que j’avais formulé. L’énergie qui en résulte est grisante. J’espérais quelque chose en lien avec ce qui n’était pas ce que j’étais, qui n’était pas mon genre. Le décalage sera puissant. Il n’y a rien en désordre. Ce ne sont pas des listes de ce que je devrai faire. C’est ce qui se passe dans la vie, sans jamais relater, pour seulement transcrire ce que c’est, comme on a besoin de le savoir, comme on aimerait le faire, comme on nous pousse à croire que ce serait possible si nous acceptions la soumission. Courber l’échine devant la misère expressive. La réalité est tout autre. Elle est pleine de ces instabilités à l’œuvre dans lesquelles je sais qu’à présent je souscris. Ce qui en sort est ce que j’ai voulu, cette virtuosité du contact, parce que personne ne sait ce que la loi dit, ce qu’elle institue au fur et à mesure. Ces plongées étourdissantes. Pour quelques euros seulement, je peux tout. Car se satisfaire pleinement dans son propre désir, c’est tout pouvoir. Le roman dit tout. Le rythme est fou. Ça pulse. Je me revois encore dans les temps anciens. C’était à pleurer. Cherchant lien, cherchant contact. Tout semblait magnifique. C’était le bonheur d’un alcoolique. Après quelques verres, tout paraissait splendide. Mais ce que cela m’imposait, c’est qu’il fallait constamment faire attention de ne pas trop dire, de ne pas trop faire alors que je voulais l’excès, la totale, la renverse, les courses folles, les rencontres improbables, l’excitation à son paroxysme. Il y avait dans tout cela la manière avec laquelle il fallait pouvoir se montrer, sans mon propre désir, totalement fou, comme je suis, délirant. C’est si puissant que je me prends la tête, je hurle dans la nuit, je ne fais plus de distinction entre ce que je propulse vraiment et ce que je laisse aux simples angoisses, telles qu’elles apparaissent, je ne sais plus, je prends partie, comme une décision, dès demain, la première heure, c’était trop difficile de résister, mais après tout, ça ou autre chose, à quoi bon résister, puisque je ne fais plus que créer, que je dédie mon écriture à cela, comme une tentation permanente à ne plus voir que le tréfonds de l’âme puisque rien, à ma connaissance, ne sonde cette part de nous qui pourtant fait tout, jusqu’à ce que nous sommes actuellement. Ce sera parfait. « Demain, sorry, je ne peux pas ». Tout simplement. Et je serai libre de changer d’avis. Il ne s’agit pas de contrôler la vie d’un autre. Juste d’appliquer. Puisque c’était déjà arrivé. Je savais faire. Appuyer les mots qui obligent. Sans concession. Le réel tel qu’il est. Chaque jour. Pensé.

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Monday, November 18, 2019

Fragment de jours - 01

Il n’y aurait donc aucune rupture et j’en serais rassuré.

L’option dévoilait l’autre paysage attendu. Ici comme ailleurs, n’ayant pas résisté à la tentation. J’ai besoin de ce fauteuil, de ce temps. La méthode violente ne suffit pas. Ce serait grossir le trait. Je suis heureux d’être dans ces sphères, où quelques fantômes reviennent. Au bord d’un parc, tant d’éléments qui n’auraient pas changé. Je ne retiens pas les paroles cependant, de cette conversation. J’imagine qu’il n’est pas question de moi. Il n’est jamais question de moi. J’attends que parte ce qui verrouille, physiquement. Une question d’heures. Si cela recommence, c’est que la proie a été prise. Tout a eu lieu. Je suis là pour délier. La grande terrasse m’aide énormément. Je revois ces circulations que j’avais mis tant de temps à voir. Je ne saurais pas dire si c’est une question de période (de l’année). Le puissant calendrier agit tout de même. Je suis sûr que c’est cela.

Il faudra reparler de ce regard dans le vide que j’appelle le décrochement, réel, mais aussi signifiant.

La pratique appelle alors à d’autres attitudes. Je les bouleverse dès les premières heures. Maintenant, si je m’occupe d’un sujet, je ne m’occupe pas d’un autre, et ce serait se tromper que d’imaginer que je viendrais pour remplacer quelque chose. L’option que je ne prends pas lorsque l’occasion m’est donnée, c’est de revenir tout à coup à l’événement passé alors que justement il ne s’est rien passé. On pourrait ainsi en parler des heures et tout cela m’engagerait comme si j’avais signé en bas de la page qu’il faudrait porter plus d’attention aux réactions de ces souffrances souvent tellement blessées que rien ne pourra satisfaire que le maintien d’une forme de suicide permanent, c’est-à-dire, destruction du réel au profit de ce que j’appelle l’illusion. À défaut d’y arriver à chaque fois, je m’entraîne et je progresse tout de même. Et je dis non, je refuse, afin de préserver ce qu’il y a de plus cher en moi. Le vocabulaire, de même que les situations, je l’invente en continu et je ne cherche pas à savoir si cela collera avec l’image qu’on pouvait avoir de moi, forcément faussée puisque je ne révèle jamais entièrement. Ce qui m’intéresse, c’est comment toute la stratégie se met en œuvre, l’aspect purement mécanique du processus. Sorry boy, mais il y a eu erreur de jugement et de ce point de vue, je ne m’améliore pas avec l’âge, c’est irréversible. Depuis que je ne crains plus ce qui se réalise sous mes yeux, en effet, je suis plus détendu et j’applique strictement ce qui vient de se fixer au quotidien sans me préoccuper outre mesure de ce qui ne m’engage pas directement. Je rêvais d’une forme de déconnexion, mais comme à mon habitude, je m’étais d’abord trompé de chemin. J’étais, comme à mon habitude, parti dans l’autre sens. Là aussi, j’ai une certaine expérience et je ne m’inquiète plus d’avoir à rebrousser chemin, d’avoir à perdre du temps pour aller dans l’autre direction. Cela m’amuse presque puisque je revois les paysages que je connais par cœur, des formats que je pourrais dicter. Je les inscris même parfois à l’avance sur le papier. Le scénario est ce qu’il y a de plus facile à concevoir.

Devenir maître de son temps a quelque chose de plaisant. Les jours s’ouvrent. Les options se multiplient. Peut-être est-ce même la première fois que je n’en ferai rien. Rien de ce qui ne m’appartient pas. S’exprime en direct le goût d’un événement extraordinaire de type « accident de parcours », car en soi, il n’y a pas de raison que cela ne m’arrive pas. Ou bien, tragiquement, c’est décidé, je meurs, ou bien, plus insidieusement, j’entre dans le désespoir exprimé, peut-être la seule solution, pour guérir du poison qui circule dans mon corps. Cette évidence me cingle le visage. Je ne vois plus que la marionnette, sorte de robot du siècle, avec « AI » intégrée, l’application se voulant mystérieuse d’un message transmis jusqu’au regard, jusqu’à la parole autorisée révélant la situation qu’on ne voulait pas voir exister. C’est si différent que je ne le supporte pas. J’articule quelque ficelle, et je tends mon piège. Parfait. Tout se passe comme je l’avais espéré. Il suffirait maintenant d’un contrat d’adhésion mais en face, c’est un autre mensonge, il n’y a plus rien, caramba, encore raté, et me voici de nouveau aux cuisines, au ménage, au secrétariat, à la transmission de données, à la disponibilité permanente de cette « fausse histoire » qui se propage, aux heures dans les transports, à la petite existence, parole circonscrite et avec tout ce silence imposé, l’individu au cœur, le propre même du sujet, écarté, relégué. On n’en parlera pas. Et à force de ne jamais en parler, on oubliera. La pluie et le beau temps peuvent à nouveau dominer. Prenons rendez-vous pour la séance suivante et ce sera pire. J’aurai perdu cinq kilos, les cernes douloureuses à faire plier le front, légèrement courbé, toussant de temps à autre, puis m’effaçant longuement aux toilettes, inquiétant, annonçant que la migraine est devenue insupportable, m’excusant, je m’endormirai sur le sofa jusqu’à ce que quelqu’un me conseille de rentrer chez moi. À ce futur s’adjoignent présent et passé. Me voilà rentré. Les vignettes reviennent en mémoire. L’épouvantable recours à la surdité pour manifester ouvertement son opposition à ce qui se produit en direct. Ce qui se dit est insupportable. Je mets quelques mots désordonnés afin d’y déceler une sorte d’explication relative, un fait surgissant, agissant, rappelant, me permettant de m’approcher de la source d’un mal, parfois même d’un crime. Ce n’est pas chronologique. Ce n’est pas aussi simple qu’un traumatisme d’antan, non réglé, qui referait surface. C’est sans sourdine le cri d’un enracinement, le fait social aspirant à se faire connaître et choisissant pour cela un corps pouvant l’accueillir et lui donner vie à l’intérieur des phrases, parmi les mots. Il n’y a actuellement rien d’autre qui puisse agir puisque j’ai choisi la bulle protectrice pour justement le conjurer, éviter qu’il ne s’échappe, par quelque trappe métaphorique, l’assigner à résidence lui qui le premier, sans se méfier, vient de se faire piéger et je ne le lâcherai pas tant qu’il n’aura pas prouvé sa non culpabilité, tant qu’il n’aura pas répondu de ses actes si je le découvre criminel. La présomption d’innocence n’a pas cours ici. Coupable, ou du moins responsable, à quel degré, je le mettrai à jour, coupable, donc, ou responsable, de la situation dans laquelle je me trouve. Il faut commencer par quelque marqueur que je n’arrive toujours pas à prendre en compte, le ton, le style, cette manière désinvolte d’aborder quelque sujet de société, mais oui, suis-je bête, puisque nous ne pouvons être que ce que nous lisons ou écrivons, puisqu’il n’y a pas d’ailleurs à cela, nous le devinons, nous le reconnaissons, nous savons à quoi nous référer.

Je ne suis pas surpris qu’une partie d’entre nous soit tout à coup déconcertée et ne sache plus où aller, quoi en dire, quoi citer ou comment réagir lorsque l’évocation, pour être comprise, aurait nécessité ce qui ne s’était jamais fait dans ce milieu. C’est très impressionnant de constater cet effet partout où il est fait mention de ce que je connais du début à la fin sans exigence de ma part mais au fond, il était plus intéressant d’entendre la synthèse, d’entrevoir le suspense, que d’assister à la fabrication, en direct, d’une supercherie. Je me rends compte à quel point tout cela devient transparent et je comprends surtout pourquoi j’avais jusqu’à présent certaine réticence à faire mention d’un tel personnage, pour qu’il n’ait plus aucune fonction à l’œuvre. Je veux inscrire ce qu’il y a de plus vrai. Le faux semblant est trop complexe car il conduit à une forme qui, c’est un choix stratégique, n’a plus lieu d’être. Sinon, ce serait toujours le même effet, la même cour, le même besoin de faire que ce microcosme continue sans scrupule à exclure tout un mode d’expression, j’ose le mot, populaire, c’est-à-dire, non éduqué à exclure. Ce ne sont pas des types de racismes dont je parle car du racisme, il y en a à tous les étages de la société, mais bien d’exclusion, de tout un champ, de toute une sphère, la révélation d’un drôle de mystère à l’intérieur même de l’œuvre. La méthode est perverse. Je ne vois pas de quoi on parle. Et : on n’en parle plus. Sauf qu’intervient une autre donnée : la durée. Depuis le début, c’est comme ça. Depuis le début, c’est le mur, mais depuis qu’il y a eu un début, la méthode d’exclusion n’a pas changé alors que ce qui la combat a évolué. Il n’y a qu’à voir à quel point, et sur tous les niveaux, je n’ai plus besoin de cette acceptation pour faire autour de moi un bien être intarissable. Et tout se capte insidieusement. Les perversions toujours à l’affût cherchent (et trouvent) d’autres proies. J’ai toujours su dire STOP au bon moment, à quelques prémices que je vois venir de loin à présent, au moment où la focalisation viendrait se placer sur le quotidien, les décisions d’action, la parole, voire l’argent d’un autre. Cela devient tout jour et nuit. L’inquiétude monte. Je me sens redevable. Jour et nuit, donc, quel que soit ce qui m’occupe dans ma vie, frais et dispo, je n’aurais pas le droit à quelque faiblesse, quelque question existentielle qui réclamerait l’attention d’une tournure de phrase ou de l’apparition d’un nouveau chapitre.

Voilà qui est très différent du précédent. D’abord, il n’y a plus aucune confusion entre ce qui se travaille individuellement et ce qui se trame collectivement. Ensuite, et parce que oui, je deviens peu à peu impatient, je choisis une voie d’accélération. Enfin, je n’ai plus d’égard pour le politiquement correct. J’ai bien conscience que cette attitude peut paraître violente. Je n’en démords pas. C’est la guerre. Nous sommes traqués de toutes parts par des hordes puissantes et génératives. Le bunker est opérationnel. Il n’en sortira rien mais avant cela, il n’y aura plus aucune intrusion.

C’est pour cette raison que la description du lieu est très importante. L’aspect quelque peu massif et surtout, cette histoire d’escalier. Il y en a un, ouvert, apparent, on se voit monter, il y a des grillages pour éviter quelque chute malheureuse. C’est celui que la plupart prennent, pour ne pas disparaître tout de suite. Il est réputé moins dangereux. Les autres (escaliers) sont emmurés. Personnellement, je le prends parce que c’est le chemin le plus court, mais il ressemble à une sorte d’escalier de service. J’y croise quelques corps malades, avec cette difficulté d’adresser un salut, et cette étrange attitude qui fait qu’on a toujours l’impression de surgir dans leur monde où rien d’autre que leur problème n’existe. Alors, j’entends des voix, elles m’appellent, elles créent un manque, un besoin. Ces voix sont transposées. Il faudrait un bagage pour les interpréter. Je ne serais donc pas suffisamment armé si je ne les comprends pas ou si je ne saisis pas immédiatement ce pour quoi elles se sont exprimées. Ce n’est pas exactement comme les vignettes du passé qui reviennent. J’aurais à courir sur la feuille pour les saisir, celles-là, mais bien souvent, je les laisse fuir car je n’ai pas envie de m’en occuper. Ou du moins, je n’ai pas envie de me poser et de me dire : « voilà comment était la situation », puis tout remettre dans l’ordre pour que cela fasse un récit cohérent pour lequel j’aurais à inventer y compris joies ou malaises, cette étonnante constance qui me somme de penser : « pas d’inquiétude, cela ne se fera pas », ou : « pas d’inquiétude, c’est de toute façon la bonne voie », et puis rien, ou comme d’habitude. Rien ne se passe parce que tout a eu lieu. C’était stupide de ne pas percevoir les signes grandiloquents. Tout à coup disproportionné. Le projet ! Et la surenchère. Je tente de revenir à cette autre voie, ou plutôt, c’est maintenant que je l’entends. Ce n’est pas compliqué. Ça tourne en rond, c’est tout. Le chat se mord la queue. Se prémunir de tout cela devient vital. Lutter comme je l’ai dit déjà contre cet ennui mortel. Contre cette assignation à paraître abattus. Je ne sais pas combien de temps je tiendrai. Pour le moment, cela se compte en heures. Une heure de sauvée, puis une autre. C’est le même état. C’est la même période. Ce sont les mêmes larmes. Ainsi, tout cela n’aura servi qu’à réactiver la blessure. Je le savais pourtant, au moment des faits, que ce serait irréparable. C’était ce qu’il y avait de plus bouleversant, de sentir entrer dans son corps la condamnation. Ce serait moi le coupable, tout le reste de ma vie. Et voici où mène la culpabilité, aux « vignettes » permanentes, aux scènes répétitives. On ne s’en soigne pas. On en peut qu’en devenir porte-parole. Malgré cela, je réutilise la méthode. D’abord rejeter toute insensibilité. Puis organiser le piège, à l’intérieur du texte. Enfin, traduire comme j’aimerais l’avoir entendu, dans d’autres fictions. J’ai tout conçu de cette manière. Pour mettre à l’épreuve toutes les connexions trop facilement envisageables selon moi. Et tout viendrait résonner avec ce que l’on s’imagine. Il manquera toujours l’accès du privilégié. La porte du tout cuit n’a pas été construite.

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Sunday, November 17, 2019

Tanguy Viel

Il m'arrive de croire que l'écriture a été inventée pour ça : vivre à l'abri de l'air et de l'oxydation pourvu que continue de briller, vue du dessous, la lumière d'un livre possible, celui qui ne se montre qu'abstraitement mais quand même produit l'ombre sous laquelle je peux m'abritrer. Là, dans cet appel ou promesse ou futur imminent, la pensée semble s'ébranler, étirant ses plis et ses froncements, en tout cas son mouvement rendu visible depuis la surface par quelques remous sous-marins dont un certain phrasé voudrait se croire capable de transformer le rythme et les caprices en une parole peu soucieuse de son action ni de sa dramatisation interne, mais fonctionnant par association libre et glissant, autant que possible, d'une idée à l'autre, selon l'ordre sans ordre de la divagation, et qui résonne, dans l'intuition que j'en ai, comme un air de paix intérieure. Il faut dire qu'il y a là quelque chose d'extrêmement réconciliant, quelque chose qui toucherait au cœur même d'un certain projet d'écrire : celui de se tenir au plus près de sa propre pensée, celui de s'accompagner soi-même dans une vérité fluviale et toujours neuve, cherchant seulement à épouser les contours sinueux de cette rivière souterraine qui nous sert d'esprit et dont une certaine folie narcissique nous pousse infiniment à retrouver la langue secrète et certainement chimérique.

Friday, October 18, 2019

Claro

La ville où je vis n'a guère de dimensions, et pour y avoir vécu des milliers d'heures qui toutes se reflètent à l'infini dans le miroir de l'ordinaire, je puis dire que je la connais comme on connaît un tableau de genre dont chaque détail se plaît à dialoguer avec l'ensemble, facilitant le voyage du regard, au point qu'un beau jour l'ensemble acquiert une cohésion définitive, et on peut alors s'y inclure sans rien déranger, s'y fondre, s'y oublier, en simple tache atone venue parapher ce que l'ennui ou le temps a pris soin de changer en chromo. La moindre enseigne, le plus banal dénivelé de trottoir, telle fenêtre au carreau fêlé, ce coin de rue après lequel on sait que s'étend un terrain vague, la bouche d'égout et son blason sommaire, tous les éléments sont en place et ne racontent plus rien, ils jonchent, balisent, prolongent ou complètent mais ne surprennent plus.

Friday, May 3, 2019

Louis Aragon

Je n’ai pas mémoire de comment je sortis de la forêt. J’en puis donner idée, raconter ces années, les épisodes, les voyages, les colères, les querelles, les ruptures : tout cela, c’est l’anecdote. Ce qu’il faudrait patiemment retrouver en moi, c’est le cheminement profond, le dessin qui se reforme quand l’eau cesse d’être agitée où l’homme se mire. Moins peut-être qu’une décision d’écrire ainsi plutôt qu’à la façon d’hier, c’est à la faveur de cette tempête autour de moi, avec les branches qui s’écartent, retrouver en soi ce que tant d’années on avait évité de voir ; c’est comme après un incendie les semences oubliées dans la terre qui ne porte plus le poids de l’ombre, et des plantes naissent où les arbres ne sont plus. J’avais volontairement pendant toutes ces années de ma jeunesse refusé, au point de les croire mortes, ces pensées enfouies, voici qu’elles réapparaissent au jour.

Sunday, January 6, 2019

Christophe Manon

C'est ainsi que tout a commencé. Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L'univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu'on s'en aperçoive. Humblement les êtres et les choses convergeaient et s'appliquaient à participer à l'édification d'un réel à peu près recevable, aussi confus, aussi fugace et inconsistant qu'il puisse paraître. Le soleil pataugeait mollement dans une grande bassine de ciel blanc et ses rayons obliques soulevaient la vaste poussière du chemin en bourdonnant. Jamais il n'avait été si haut ni si brutal ni si accablant, sauf peut-être sous d'autres règnes sous d'autres cieux, avant ce commencement. Des formes étincelantes flottaient dans l'atmosphère puis disparaissaient puis réapparaissaient, mais ce n'était pas des spectres ni des souvenirs et nul ne s'en souciait. L'air était rare, la lumière crue, les ombres s'étiraient. La vie s'épanouissait imperceptiblement et le temps s'était résigné à s'écouler comme il se doit, selon les lois du temps, sans toutefois prendre garde au sens de son écoulement.