Comparés à mes cahiers, les livres que je conçois me semblent dérisoires.
C’est pour ça que la plupart du temps, je les supprime. Ils font écran à ce
qui s’écrit brutalement, par à-coups mais sans rupture et qui n’est pas
montrable. Car si je le montrais cela deviendrait un livre et tout ce que je
pourrais écrire à la suite de cette exposition serait sali. Sali n’est pas le
mot juste. Quand je fais un roman, je désinfecte mon écriture. Je lui donne un
goût de menthe. J’ôte les odeurs corporelles, toute trace de moi. Pour cela
je produis un je intermédiaire, c’est celui de l’écriture, le
je mythologique. Mytho, quoi. Il est plus durable que ma personne au
jour le jour. C’est comme ça, ce n’est pas moi qui l’ai décidé : la
fiction dure plus longtemps que les faits. Celle qui vous parle ici et
maintenant s’offre une longévité qui dépasse largement l’espérance de vie
d’une Occidentale actuelle.
N'importe qui cherche à donner forme à sa vie,
parfois en s’enrôlant dans l’armée, en se portant volontaire pour les tests de
vaccins. L’écriture est une autre façon de se façonner une vie. Si je fais un
livre, je m’efforce de faire disparaître les traces de moi, de mon moi
périssable. Peut-être comme un malfaiteur après avoir commis un délit. Quand
je fais mon cahier, je ne dissimule rien. Aucune police n’est à mes trousses,
d’ailleurs. La personne qui va trouver mes cahiers n’aura pas envie de les
lire, parions. Il y en a tellement que c’est décourageant. Ce n’est pas du
tout écrit comme la littérature historiquement advenue. Ce n’est pas
spécialement intéressant. Distrayant, encore moins. Et plus problématique,
c’est plein de cruautés, de débâcles et d’allergies, d’infectes histoires de
lit.