Saturday, December 26, 2015

Vortex temporum - 5

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire, pour avoir les idées claires, mais y avait très certainement trop de trucs déréglés, alors on avait fait n’importe quoi. Le mec se tenait devant nous, toujours aussi silencieux, le froc éventré jeté en bas des jambes. Ce n’était pas particulièrement l’excitation sexuelle qui nous intéressait, mais l’excitation existentielle. Nous étions comme au bord de l’infini, prêts à sauter sans filet et sans ce putain d’élastique qui nous ramenait le pont de la vie en pleine gueule. Clairement, ce mec ne cherchait pas à nous provoquer, et pourtant son comportement continuait à mettre hors d’eux Momo et Manu qui s’étaient mis dans la tête qu’ils allaient réussir à le faire parler. L’étape suivante nous échappait. La passivité du gars ne nous incitait pas à vouloir l’humilier comme nous le faisions avec la plupart de ses semblables. Nous voulions tous entendre sa voix. Nous voulions tous l’entendre crier. Quelque chose venait d’être bouleversé. Pisser sur un mec et partir n’était plus au programme. Nous étions sur un chemin inconnu.


La probabilité que ce soit toi, ce soir-là, était si infime, que je n’y ai d’abord pas cru. Ça ne pouvait être qu’un jeu de ressemblances cherchant à me donner mauvaise conscience au moment où je m’apprêtais à vivre encore le paradoxe d’un désir impossible. Je ne peux pas être ce que tu me demandes. Mes potes vont gagner. Ma société va gagner. Je vais me remettre sur le droit chemin. Il n’y a pas de déviance possible. Je ne peux pas continuer ce qui s’est passé entre nous, ce jour-là. Je ne te suivrai plus chez toi. Tu ne pourras plus poser ta main sur mon épaule. Je n’entendrai plus tes paroles rassurantes. Nous ne chercherons plus à recoller des morceaux de passés en espérant ne faire plus qu’une seule et même vie. Nous ne croirons plus que le destin nous a réunis à l’instant-même où nous pensions que tout était écrit et que nos misères allaient nous conduire à vivre une vie de solitude. Le long baiser que nous avons échangé est devenu éternel parce qu’il n’aura existé qu’une seule fois. Cette étoile, — mon étoile —, va s’éteindre. J’attendais que tu me reconnaisses, que tu gueules « Bilal, qu’est-ce tu fous ? Arrête tes conneries ». Ce n’était peut-être pas important pour toi, ce jour-là. Ce n’était peut-être pas toi. Je ne veux plus me tromper. Ton visage ne me dit plus rien. Je sens la fièvre dans la paume de mes mains. Je ne pourrai pas te sauver. Tu n’es pas au bon endroit. Ici, c’est une autre loi.   

Ça avait commencé par les canifs menaçants passant rapidement à quelques millimètres de ses paupières. Nous voulions déjà tester ses réflexes. Momo mimait aussi de violents coups de boule pour continuer à l’effrayer. À chaque fois que le gars se reculait, quelqu’un expulsait un cri de victoire. Les questions fusaient. C’est quoi l’âge de ta mère ? Qu’est-ce que t’as bouffé hier soir ? Nous espérions encore lui arracher un mot sans passer par la torture. Il vaut mieux que tu parles, sinon, tu vas souffrir. Nous l’avons plaqué contre le mur, les deux bras en croix. Momo et Manu brandissaient leur canif. Si tu dis trois, nous te coupons la veine. Si tu dis deux, nous te coupons un doigt. Si tu dis un, nous ne te coupons rien. C’est toi qui dois choisir. C’est toi le responsable. Trois. Deux. Un. Il fallait prendre une décision. Il fallait que l’un d’entre nous disparaisse. C’était sa vie contre la nôtre. C’était lui ou nous. Le coup est parti presque tout seul.
           
On ne se rend pas compte que tuer quelqu’un, ce n’est pas comme à la télé, qu’il y a du sang partout, que le gars commence à hurler à la mort et qu’il agonise lentement, trop lentement. On croit qu’on va avoir assez de courage pour tirer dans la tête, que seulement un peu de sang va gicler contre le mur et que le moribond va s’effondrer sans rien dire. On croit que ça va être rapide, qu’on va sortir de là comme Spiderman en grimpant le long des gratte-ciels de la cité, qu’on va se retrouver là où plus aucun flic n’ose s’aventurer avec des centaines de potes entrés au paradis des killers après avoir donné son coup de poing dans la vie, après avoir été celui qui décide si toi, toi ou toi, tu as le droit de vivre encore ou si c’est fini pour toi. Le coup est parti dans l’épaule. Le mec s’est mis à hurler. Il s’est jeté sur Manu qui se débattait avec son canif. Il aurait dû s’effondrer, se blottir dans un coin, demander à ce qu’on l’épargne, mais il persistait à tenir sur ses jambes. Il tentait de nous attraper, profitait de ce petit instant de panique pour reprendre le dessus sur la situation. Les coups de canifs lui lacéraient les bras. Le sang commençait à ruisseler. On voyait son visage se déformer sous la douleur. C’était une douleur qu’on n’avait encore jamais vue. Elle était là, sous nos yeux. La vérité criante de notre crime. Le miroir de nos vies. Je ne veux pas voir ta souffrance. Il est trop tard, maintenant. Un deuxième coup est parti, presque au même endroit. C’est quoi ce bordel, putain ? C’est quoi ce bordel ? Nous vivions en direct notre échec total. Ça n’avait rien à voir avec l’idéal. Une voiture qui s’emballe et se jette dans le ravin. Elle aurait dû tomber et s’enflammer. Elle restait suspendue dans les airs, hurlant ses sirènes dans nos têtes. Le mec avait plongé par terre. Il s’accrochait à nos pieds. Le sang commençait à imprimer nos empreintes sur le sol, sur nos fringues. On le sentait monter le long de nos jambes, nous gifler au visage. Tout n’était plus que des taches autour de nous. Des traces. Des hurlements. C’étaient les siennes. C’étaient les nôtres. Nous ne savions plus.

Manu avait lâché l’affaire. Il n’arrêtait plus de dégueuler dans un coin et commençait à gémir. Momo, lui, s’était barré en hurlant putain, putain, mais putain, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ce truc ? C’était un spectre, mais il n’avait pas le visage de ce qu’on nous avait décrit. Il ne s’était pas liquéfié devant nous ne laissant plus apparaître que son squelette. C’était un corps hurlant, une âme qu’on poussait là où il n’était pas prévu qu’elle aille. C’était aussi des odeurs envahissantes. Nous ne nous attendions pas aux odeurs. Nous ne nous attendions pas à ce que la mort sente quelque chose. Ça sentait la cave, la pisse de rat, le vomi. Il n’y avait plus rien de réel. Qui a tiré ? Qui a tiré le troisième coup, là, dans le bas du ventre ? Qui a tiré le quatrième, le cinquième ? Qui a appelé la police ? Pourquoi sont-ils déjà tous autour de moi, alors que j’ai l’impression qu’il ne s’est passé qu’une seule seconde entre le moment où je t’ai rencontré et celui où le grand black m’a collé au sol, la gueule dans le vomi de mon pote ?

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Friday, December 25, 2015

Mathieu Riboulet

Les chemins de France ne sont guère plus aisés à parcourir que les chemins d'Allemagne, car si le souvenir de Valmy s'efface, il faut encore porter Verdun, il faut aussi porter Vichy. Aurais-je couché, aurais-je collaboré ? Et si j'avais été Allemand, aurais-je filé en 33, tenté de résister de l'intérieur, été déporté comme rosa Winkel, ou au contraire aurais-je été enrôlé, conduit à tuer, voire à exécuter, me serais-je glissé dans l'opportunité nazie de faire quelque chose de ma pesanteur ? Après tout, ces basses œuvres ont bien été exécutées par des hommes, c'est-à-dire vous et moi, pas par des dieux ni par des animaux — comment s'exonérer, où vivre, pourquoi s'aimer ? On a toujours plus ou moins le sentiment d'être joué par l'Histoire, alors que c'est nous qui la jouons, n'est-ce pas ? Comment se saisir du lien invisible que tissent nos consentements entre nos volontés, nos désirs, nos pulsions, et nos haines et leur expression publique, collective, historique, et comment, le cas échéant, le trancher — l'attraper d'une main, de l'autre saisir l'épée, se pencher pour le maintenir au sol, s'assurer que quelque chose rompt et continuer sa route ?