Je m’oblige à présent à maintenir une attitude détachée. Cela ressemble à un manque d’intérêt permanent. Je laisse les autres en juger à leur place. En quelque sorte, je mesure sur l’échelle du temps les occasions qui se présentent d’appuyer sur l’avertisseur. Elles sont si nombreuses qu’à force de les voir passer, je m’amuse des situations incongrues que cela crée dans le réel. Car il y a bien effraction partout où je me trouve, y compris au moment où j’aurais dû me soumettre à la poésie d’un discours alors que je ne voyais que des défauts sur écran géant. L’erreur aurait été de venir tout de suite en faire un bilan. J’ai testé en quelques mots, pour voir, mais déjà les langages ne peuvent plus se comprendre. Nous sommes désormais tous des étrangers les uns pour les autres. La sensation qui domine est comme une interrogation. Oui, j’interroge. Ce que tout cela serait devenu si tout avait continué, à l’identique, me revoyant à nouveau hésiter lorsqu’il fallait parler, hésiter à dire ce qui me tenait le plus à cœur et comprenant peu à peu que c’est justement en le taisant que le sujet s’implante, revenant sur les mêmes trajets, pensant à tout ce qui ne s’est pas dit, de ce qui marque fondamentalement une différence, notamment que cela s’était conçu en moi si longtemps à l’avance, qu’il y aurait une longue vie de deuil, une fin à ces tortures mentales que je m’infligeais, pour prendre enfin en compte une part non étudiée du réel, puisque j’y suis à ce point attaché, entrant par la voie du rêve et des pensées, fondant le paradoxe d’une organisation du pouvoir pour lequel il faudrait des servitudes afin qu’il conçoive, pour tant d’autres, la qualité voire l’existence même de certains modes de vie. Celui que j’élabore comporte encore des failles, essentielles, sauf si par analogie, j’applique au plus grand nombre, comme un renversement, ce que je conseille à mon être, de ne plus que se consacrer aux hasards des rencontres entre les mots, pour peu à peu les mettre à jour comme on les mettrait en lumière. Plus visibles, ils auront plus d’impact. Ils seront ce qui rayonne en soi d’avoir su le préserver lorsque tout se déchaîne, hystéries collectives, les plus jeunes tombent comme des mouches, ils se trompent, ils s’agressent, ils n’ont plus d’idéal que ce qu’ils coordonnent, pensant faire masse dans l’océan, chaque jour, ils propulsent l’espoir d’un renouveau alors qu’ils ne font que reproduire l’erreur, la même erreur depuis parfois des débuts de vie, il y aurait tout à coup ce que personne n’avait vu, la solution à tous nos problèmes, la revendication contre un immense ennemi, si possible intouchable, et c’est la guerre civile, on dénonce, on fait des montagnes à partir de rien. C’est la preuve d’un manque d’idéologie, qui ne concerne pas que la jeunesse, mais la jeunesse se montre, agonisante, en suicide perpétuel. Alors, il est vrai qu’il y a là quelque chose d’assumé en matière d’idéologie, comme la question presque fondatrice du style. Se borner à vouloir l’élucider n’a aucun intérêt puisqu’une fois lancé, rien ne peut arrêter l’être dans son évolution. Ce n’est pas ce qui ferait tout à coup des forces supérieures. C’est ce qui rend libre et heureux, cette liberté et ce bonheur se propagent naturellement. Je n’offre cependant plus à personne le loisir de connaître les détails de quelque découverte que je fais actuellement. L’eau encore trouble souffrirait de tout nouvel apport, et je préfère décaler temporellement toute forme de révélation puisque je sais qu’à l’instant T, je ne peux rien conclure de ce que je suis lorsque je traverse tant d’expressions aussi instables que les miennes. Les rencontres ne sont que de furtifs malentendus, d’untel qui ne s’attendait pas à cette réaction, d’un autre qui me fait participer à son propre film en supposant (et donc en imaginant) les intensions qui sont les miennes. Je ne suis évidemment pas dénué de ce genre de travers. Moi aussi, j’ai mes suppositions. Moi aussi, j’imagine. Mais je ne prends en considération que ce qui s’exprime réellement, admettant, en soi, que mon imaginaire a pu dépasser la réalité, l’altérer de ce que je suis devenu de la seconde où j’ai quitté un lieu, une conversation, à celle qui a précédé ce que je suis en train de réaliser au cœur même de mon œuvre, après, donc, être retourné dans ce lieu, avoir participé à une nouvelle conversation. Cela ne fait plus d’autre matière que la sereine application d’un nouveau rôle que j’attribue à ce qui ne se passe, à ma connaissance, nulle part ailleurs. Aussi, cela semble évident, c’est une forme de résistance. Je le vois à ce qui s’écrit, ce fameux temps que je libère, me demandant à quoi cela sert si ce n’est justement, faire attendre. Les pensées qui s’en libèrent apportent un éclairage assez doux, parfois même amusé, de certaines tranches de vie qui défilent. Il n’y a plus que ce qui se lit, et cela fait tant de bien que je mesure ce que c’est de ne plus être tenté ailleurs que dans mon propre décor avec ses défauts, ses manies. Et ces traits de caractère, désormais, qui me font sourire. Il est vrai que je suis si jeune encore. Ce n’est pas d’être influençable, mais avide de ce qui m’aurait peut-être manqué et dont je ne me souviens pas, alors qu’il serait si beau d’en faire le récit, lorsque je reprends ce livre qu’on m’a lu à haute voix, que j’y entends le ton, la vitesse, que je vois l’heure défiler dans cette nuit qui ressemble à l’été. Si j’avais eu tout cela, comme je me serais endormi, rêvant, poursuivant l’histoire, mais aujourd’hui, c’est ici qu’elle continue l’histoire, quand je reviendrai parcourir ces pages comme de vieilles cartes postales, je reverrai le grand ciel bleu, comment j’étais rentré à pied pour me guérir de l’empoisonnement, après ce long combat, pour arracher de nouveaux jours de tranquillité, ne me liant plus qu’au seul personnage qui changeait peu à peu, de conviction, parce que je lui avais attribué ce pouvoir dès le début, qu’on ne serait plus à quoi s’en tenir pour le dévaluer, parce qu’au fond, c’est ainsi que je l’aimais. Dans cette douce nuit, je n’entends plus aucune révolte. Il n’y a plus d’instructeur. Je n’ai comme plus rien à suivre à part ma sensibilité et mon imagination si plein de tout ce qui m’entoure, comme il n’y eut plus aucun devoir, comme il n’y eut plus jadis aucun danger.
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