Tout commence à voix haute dans le silence de la nuit. Rien ne ressemble à ce que j’ai prévu, et je ne m’en surprends pas. La volonté retient un cri de violence qui s’apaise lorsque je finalise des sortes d’étapes. On pourrait croire une par jour, mais cela ne se compte pas en journées. Ce serait trop simple. Quand serions-nous ? Comme si tout devait être calé sur un calendrier. Les mouvements internes n’en prennent pas compte. Les mots n’ont pas ce rapport à la temporalité. Aussi, ce qui se répète vient dire comment d’autres formes d’échéances sont à l’étude contre une constance du quotidien qui ne ressemble en rien au désir. Je ne suis donc pas prêt. C’est un fait. Et je décide de ne pas effleurer le sujet. Il sera là dans quelques heures. Je dirai : « Au fait, qu’en est-il ? ». Je lirai l’agacement qui a précédé. Bien sûr que j’oserai. L’appel est si fort que je ne vais pas gâcher cela. Qui n’a pas de structure, qui n’a pas d’envergure. Cela doit se créer et l’amont est ce présent-là, cet unique période à laquelle je m’expose au risque de m’en vouloir d’être à ce point acharné. J’y vais de plein fouet. Au centre de l’intrigue se nourrit le mensonge. Face à l’effleurement il n’y a pas de conséquences directes à part qu’il se doit d’être. Sinon, qu’aurais-je fait ? Ces heures que j’allais perdre ont été économisées. Accepter, c’est cela. En grande partie ma faute. J’aurais dû résister dès la première heure. Ce n’est pas arrivé. Je dois m’inventer ce drôle de personnage qui vient m’interpeler. Sa figure est facile à recréer. Je l’ai déjà rencontré. En quelque sorte, il m’attend. Ce ne sera pas un dialogue. Ce qui a toujours joué, c’était l’après. Alors, j’y suis, et le voilà. Il a un comportement étrange. Il semble fuir. Il est là puis il ne répond plus. Pendant des semaines, provoquant l’inquiétude. Il est la forme outrecuidante. Peut-être tout ce que je déteste. Ou tout ce que je ne serai jamais. Nerveux, impatient. La plupart du temps, impoli. Il fait tout comme, mais il n’en pense pas moins. Il faudrait l’interdire. Aucune place possible dans quelque fiction. Dès les premières pages. Le personnage entre par effraction. C’est un usurpateur. Il a bien lu la pancarte à l’entrée. Peu importe. Il force la porte. Que serait un roman sans lui, pense-t-il. De toute façon, il existe. NO ENTRY. Non, mais il rêve ! Comme les chiens, on les laisse dehors. Il manquerait un élément crucial à cette communauté. Non seulement il entre mais en plus, il va être au centre de l’aventure. Il va prendre la place réservée à d’autres. Dans ce monde de privilégiés. Extraire une journée entière. LA JOURNÉE D’UN CONNARD. Pratique. Pas besoin de détails. Tout le monde en connaît un. Je ne vais pas perdre du temps à décrire. Alors, bien sûr, se pose la question de la durée. Un roman, c’est des centaines de pages. Des centaines de pages pour ne rien dire, à part qu’on se retourne sur son passage dans la rue, à part qu’on l’insulte en raccrochant, ou quand il quitte la pièce. Non, mais c’est dingue. Le type nous casse les couilles pendant toute une réunion et il se barre sans dire au revoir. Il envoie un message depuis son smartphone. « Y aura-t-il un compte-rendu de la réunion ? ». Pas de formule de politesse. C’est clair. Il y en aura. Un compte-rendu littéraire même. Bordel. Mais comment est-ce possible ? Et puis toujours cet air, presque étonné après coup alors que deux secondes avant il avait ce ton déterminé sur le front. Aucune parole. Aucun effort. Rien à faire que la constance de son comportement pour devenir sujet de toutes les conversations. La moindre minute qui passe pourrit un ensemble foutu en l’air. On est au bord de la réunion de crise. Il faudrait peut-être que cela ne se reproduise pas. Quelle importance ? C’est toute la différence. Je ne me trompe pas en convoquant cette figure. Jusqu’aux rêves, les mêmes pensées. Comment faire pour s’en détacher ? Pour ne pas avoir à reconstituer à partir de rien. C’était pourtant simple. Il ne voulait pas entendre parler d’amour. Ni d’attachement. Ni de vie commune à toujours mettre en mouvement. Dans quelques mois ? C’est fini. Dans quelques jours, c’est fini. De mon côté, c’est définitif. La haine constitutive, j’en ai plus que ma claque et j’aimerais bien que l’on m’explique. Parce qu’au fond, j’aurais pu combiner tout cela avec quelque désir inassouvi. Chercher. On imagine se servir de pour et tout à coup, il manque un bout. Dix ans plus tard, c’est incompréhensible. Le fossé entre le désiré et le désirant. Et les ronces hautes de quinze mètres. Il a beau crié. On ne l’entend plus. Et puis, il pensait peut-être qu’on lui tendrait la main, qu’on l’aiderait ? « Oh, eh ! Le désirant ! Maintenant que tu es dans ta tour, que ressens-tu lorsque tout s’effondre à l’intérieur, que rien ne tient ? ». Bras tendus pour se moquer. Ça rit de tous les côtés. Dernière image. Lui sombrant. Eux riant. Cela, je ne le comprends pas. C’est une énigme. S’entêter comme en plein délire, au centre, quelques mots, puis toujours montrer tel que je l’ai vu, ce dont je ne veux plus m’occuper, l’étrange personnage qui se dessine, un salopard, il a tout laissé tomber, à deux doigts d’y arriver, plus joignable, la technique ancestrale, c’était bizarre, pas plus tard qu’hier encore, et alors ? Quoi ? Hier, il se laissait prendre au piège de cette même manière, l’unique, l’incontournable, avec ses paroles tombées au hasard, c’était atroce. Mais je connais mieux la solution. Ce n’est qu’une histoire d’adaptation. « Il y a des êtres, ils vous tyrannisent. On met entre eux et soi des centaines de kilomètres, rien n’y fait ». Je cite, pour m’imprégner de ce qu’est la durée et ce n’est rien d’autre que cela, attendre et faire semblant qu’il se passe quelque chose, à cause d’un être qu’on identifie si mal qu’on n’emporte rien avec soi de ses douleurs et de ses inquiétudes, car c’est bien de cela dont il s’agit, ce personnage, entravé, enclavé, avec ses suspensions. À cause, très certainement, d’un fait que je ne m’explique pas, une sorte de magie, j’ose le dire, une entourloupe. Tout cela vient sans prévenir, et sous prétexte qu’on ne pourrait le tenter sur personne d’autre, je prends le coup, oui, oui, parce qu’il serait incongru de dire non, je n’y peux rien, la chose est si rondement menée que j’en suis peut-être admiratif, je n’aurais jamais imaginé cela, cela ne se fabrique pas dans ma pensée, oui, c’est impensable me concernant, d’être là, à ce point, regard baissé, ton hésitant, et tout ce que je prévois se trouve comme amalgamé non au reste mais à d’autres, signifiés, semble-t-il, organisés. Je ne dirais pas coordonnés. Même si cela est sans doute de cet ordre. J’approche un certain type de caractères auxquels je n’oppose jamais rien depuis que j’ai cessé de juger. Aussi, c’est la meilleure période pour repenser tout cela qui se répète avec toujours ce même critère, moi, comme je suis réellement, ne voulant ressembler à personne, ne voulant être ailleurs que là où je suis, tel que je le vis, le véritable journal, sans contour, sans taire ce qui m’oppresse, me terrorise, cette armée dont je ne serai jamais le chef, ces activités que je veux voir disparaître, sans l’évoquer au monde sourd, puisque plus rien ne s’entend, que je devise seul, que la nuit fait trembler, j’observe la faiblesse, elle m’oriente, toujours vers le même point alors que je n’en veux pas. C’est pourtant simple. Je ne veux pas conclure. Je passe à autre chose, c’est tout. Ce n’est pas abandonner. C’est faire puis faire autrement. Ma pensée ne se laissera pas enfermer dans ces codes qu’on s’impose collectivement, quotidiennement. Et lorsque je reprendrai le fil de la pensée, dans quelques jours, j’en rirai, de voir comme tout se ficèle, au présent, comme la seule réalité se lit dans chaque mot, puisque c’est cela que je réalise, un tableau, de tous les horizons, une émotion qui s’est ancrée un jour, j’avais cela de disponible en moi, cette place, ce courage, de peu à peu me détacher du réel, pour que plus rien ne colle, que plus rien ne corresponde, à part ce qu’est la vie, en mouvement, au sein même de la matière, comme portée, pulsée, par ce qui n’a plus de raison d’être, maintenant que je vois tout ce temps passer et que je l’alimente en silence. Je n’ai d’autres chemins que celui-ci. Même le lieu où je suis s’en retrouve détourné. Je ne fais plus que cela. Je ne pense plus à rien d’autre. La destination n’est pas si malheureuse. J’y rejoins d’autres qui l’avaient mieux compris, mais à quel âge ? Combien d’années faut-il ? Combien de niveaux à passer, pour être dans ce qu’on ne vivra pas ? Quelque chose en moi y trouve quelque réponse. Je n’ai de cela aucun doute. C’est une maladie que je soigne. Une maladie qui n’a d’autre siège que le corps pourtant apte à tout vaincre, mais cette maladie-là n’est pas visible, elle n’a pas de symptômes. Il suffirait peut-être de dormir. C’est devenu impossible. Cela continue même les yeux fermés. Et les remarques que j’entends ne me font pas réagir, quelles que soient les voix qui l’expriment, qui s’en soulagent. J’aperçois seulement ce qui se dégage. « Le Monde réel ». D’un autre point de vue, tel qu’il devra être, dans l’impunité, lorsque je ne vois plus que l’appesantissement de la laideur, marquée sur le visage par des décennies de mensonges. Je ne fais de cela aucun bilan. Je laisse venir la plus forte émotion, quand elle ne résiste plus, — qui se souviendra ? —, de ces paroles vaines, de ces tentatives, au hasard d’une conversation, de tout remettre en ordre alors que ce serait comme tout trahir de ce que furent des liens charnels, au bord de ne devenir qu’un corps, espérant ces osmoses utopiques. Maintenant que je contrôle, c’est ma vie qui est en jeu, la vie de l’être poétique, il sera là, nommé, je m’en souviendrai si longtemps qu’on ne pourra pas le déposséder. Lui, est sauvé, il rit, il navigue, il n’a que faire de la bonté. Il est celui qui réalise. Il est l’événement. Puisqu’il y a cet invraisemblable calme, non sans tempête, mais l’esprit est autre, maintenant, il n’y aura pas une seconde de plus accordée aux malheurs, et je ne me demande plus ni comment cela aura été possible, ni pourquoi tout se fait ainsi, amalgame, — n’est-ce pas cela qu’il faudrait raconter ? —, cette bourgeoisie décadente où tout amour a été fauché pour raison d’argent, si proche d’arrangement, c’était là, sous ce ciel tapissé de gris clairs, promettant à chaque jour qui viendrait un retour des sensations les plus fortes pour ne plus se laisser, encore, dominer, en finir avec ces faussetés, comme peut-être ne plus répondre, ne plus se demander comment tout cela s’était organisé, autour de moi, en moi. Je trouve cela beau, tout simplement, quand sur des pages entières la pensée s’attarde sur quelques mots, que je viens après la tempête retrouver la seule valeur qui m’emplit, les mêmes horizons d’une forme de douceur, parce qu’il n’y a plus à s’inquiéter. J’ai traversé. Je suis de l’autre côté, et quelle surprise ! Tout m’attendait. Au même endroit, où je retrouve l’histoire fauchée. Ce que je ne m’étais jamais dit. C’était sur le point d’aboutir, mais il manquait quelque chose dans la conversation, comme une honte de ne pouvoir tout dire, comme une réserve, au fond, comme un espoir que tout se devinerait, à travers les quelques mots lancés, bien sûr, le passé, mais celui-ci demeurait inconnu, préférant un éclat dans le regard, les yeux clairs, cette fatigue d’une drôle d’épreuve, auto-imposée, ce n’est plus de la souffrance, tout cela a pris une autre tournure, ce serait la souffrance des autres à relater, comme on se jette dans la gueule du loup, pourquoi pas, après tout, puisque l’idée vient subrepticement, de tout reprendre encore, un à un, chaque ouvrage, l’un prenant appui sur l’autre et ce qui se discute avec ce grand silencieux qu’est devenu celui qui aimerait se confronter au grand abîme, celui qui ne fait plus que se montrer dans d’autres lieux où ce qui rythme est le constat banal de l’existant, ils n’auraient pas réussi à survivre sans cela, alors se construit l’idéal, le lien qui ne se voit presque pas, qui se refuse presque, on ne pourrait l’ignorer tout de même, — que fait-il ? —, tout a l’air si précis, au point de tout voir renversé, il est vrai, ce désir, en plein visage, sourires et confidences, puis l’au-delà invité, faire tout à coup un peu plus, pas seulement un pas, c’est l’ivresse, je n’ai plus aucune attention pour autre chose, l’improbable, convoqué, exactement ce qui s’était passé plusieurs années auparavant, il fallait juste un peu plus de temps, dans l’urgence, rien n’aurait fonctionné, alors il avait fallu planter in situ, pas comme ça, pas aussi directement, il faut des années, et elles sont là, rayonnantes, pour une parole, comme une caresse, merci, merci, merci, pour tant de générosité.
---