Thursday, March 26, 2020

« Ce n’était pas ce qu’il croyait »

C’était devenu cela, sa guerre à elle, fouillant toutes les nuits dans les écrits de Dionys Mascolo pour comprendre ce qu’il appelait « la vraie racine de l’homme ». La réponse à tout ce qu’il faudrait rebâtir ne pouvait être que sous ses yeux, au cœur des théories qu’elle avait rassemblées tout au long de sa vie. Elle avait pensé qu’il faudrait le crier sur tous les toits, cherchant la forme que pourrait prendre un autre témoignage du réel, au sein même de ces réseaux saturés d’images de soi trompeuses et d’informations détournées. Coupée du monde comme tous par les décrets d’une loi d’urgence qu’elle n’avait jamais connue si autoritaire, le concret de sa réalité était devenu chaque jour de mieux s’identifier, et de s’autoriser, en falsifiant sur ses documents officiels son nom, son âge et son adresse, un périmètre plus élargi, car son besoin, à ce stade, était d’aller chaque matin écouter l’éveil d’une grive musicienne, de voir le soleil se lever sur les vignes encore endolories par le froid de ces premières nuits de printemps, d’observer quelques instants les joggeurs gauchement équipés continuant invariablement à s’arrêter quelques secondes seulement au pied de la Basilique pour prendre en photo ce splendide panorama devenu en quelques heures le seul horizon de la pensée. Elle venait là prendre des nouvelles de ses parents, au loin, de son amie en bas, de ses liens si forts qu’il lui était invraisemblable qu’ils soient à ce point isolés par les frontières de l’Esprit. Elle attendait jusqu’à ce que les premiers voitures de police viennent déposer les agents qui toute la journée empêcheraient les attroupements. Cette fois-ci, elle s’était fait contrôler, et pour seule preuve de son identité, elle avait présenté son dernier roman publié. L’agent, démuni par cette situation singulière, sortit de son malaise en lisant à voix haute la seule première ligne du roman : « Ce n’était pas ce qu’il croyait ». Il parcourut silencieusement quelques pages au hasard, riant pour lui d’y trouver quelques phrases incongrues, puis lui dit aimablement : « Vous devez avoir le temps d’écrire, en ce moment ». Elle répondit : « Oh oui, j’ai le temps d’écrire ». Et elle redescendit en courant, lui laissant le roman dans les mains, criant seulement en bas des marches : « Vous me direz demain ce que vous en avez pensé ! ».

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