Presque une timidité, en somme, même si je n’ai plus à me préoccuper des moyens dont je dispose pour entrer dans la vie, puisque j’y suis. C’est très étrange. Se faire raconter ce qui s’est passé par des témoins. Ce n’est pas que je ne me souviens pas. Ce n’est pas une question de souvenirs d’ailleurs. Je sais ce qui s’est passé. J’y étais. Inutile de me raconter. Et le raconter aussi est inutile. Tu ne mesures pas l’importance de tout cela. Bien sûr que je le mesure. Comme un prodige. Je m’en rends compte un jour en entrant dans une pièce et en y reconnaissant tout jusqu’à la personne qui habitait l’endroit. Son regard, « te voilà », le même que le mien. Cette loi fantastique qui gouverne. Nous pouvions ne plus jamais nous rencontrer. Ce n’est pas un hasard. Nous le savons dans ce que nous sommes. Un besoin, sans doute, d’une confirmation. Pas besoin de traverser le monde. Il n’y a pas de raison que nous n’ayons pas pensé nous adapter à tous les environnements. Ce n’est pas nous être dispersés pour conquérir. C’est une prise en charge de ce qui se créait. Au début, éternel début. Nous sommes celles et ceux du début, vivant dans les massacres, abordant la violence, dans cette immense vague. Il est vrai qu’il n’y a pas d’âge. Nous avons tous les âges. J’entends la consternation : « C’est forcément un univers onirique s’il n’y a de ce vaste monde aucune des règles qui inscrivent les pauvres mortels dans l’échelle banale des besoins naturels et naturellement sociaux. On parle d’un palais. Cela nécessite quelques explications. Ou c’est un délire et on doit l’accepter. Seulement l’accepter. » C’est un palais, un lieu où la pensée se développe, où elle s’est installée. Aucune des règles, certainement, car il faut s’être affranchi d’abord. Si nous dévoilons nos ressources, aucun doute que nous serions pillés. Alors oui, comme une sorte de carmel. Chacun en son lieu dispose de ce qu’il doit étudier et se consacre à cette permanente mise à jour pour diffuser cette œuvre. Cela se passe tout aussi naturellement puisqu’il n’y a pas de création ex nihilo. Ce qui m’amuse finalement rétrospectivement, c’est de n’avoir rien d’autre à faire que constater que j’ai traversé tour à tour des périodes – et c’en est une encore – où l’esprit troublé a tenté de se raccrocher aux branches en s’inventant comme une méthode pour ne pas finir dans la désolation alors que je suis le même et que rien d’autre n’a changé qu’une possibilité que j’ai failli rater d’être au rendez-vous de quelque chose de suprême. J’y étais mais je le refusais. J’y suis maintenant aussi et cela me semble tout à fait naturel. Il fallait passer cette étape, continuer d’abord à ne pas y croire quelles que soient les informations que je recevais de l’extérieur, faire semblant, en somme, d’être comme les autres avec les autres emplissant le temps d’indicibles occupations. Victoire de celle ou celui qui aura passé l’heure de plus, le jour de plus, et nous voilà à compter les mois. Se rendre compte, peu à peu, qu’il sera difficile de partager ces convictions, non que les miennes soient meilleures ou inaccessibles, mais qu’elles sont réellement déconnectées de toute peur, ce qui concerne peu de celles et de ceux qui m’entourent. C’est là sans doute la véritable désolation, celle que je redoutais n’était que l’absolue nécessité d’un mode opératoire à partir duquel j’allais poursuivre mon œuvre. De même qu’il y a une véritable désolation, il y a de véritables rencontres, de véritables unions. Les idées sont là pour peupler. Je suis parmi elles, pleinement. Autour de la table, quelqu’un parle, quelqu’un accueille. Je ne sais rien de ce qui fait que cela se déroule de cette manière. Je suis nouveau. On me présente. On m’explique comment se ponctuent les journées. Heureux d’un fait qui comporte tout du ponctuel, je me glisse dans ce costume. « Ainsi faut-il réussir ici même à faire fiction de soi, en radicalité, de jour en jour et ne rien brusquer pour ne pas écrire avant que cela n’arrive l’action qui m’attend tant l’écrire serait exprimer le désir d’en fuir. Or, je ne veux pas fuir. Je saurai comment et à qui m’adresser quand il faudra partir. » Devant moi, l’intégralité de l’œuvre d’un auteur que je ne connaissais pas. Je pense à ce qui m’a conduit là, à cet interminable labyrinthe de la pensée. Ainsi, mais ce sera plus tard, j’ouvrirai ces livres, après que j’aurai fini ce que j’ai à faire. D’abord finir. Le poids d’une œuvre juste en miroir. Cela aussi est possible. Je ne les ouvrirai pas. Les livres sont là, tout simplement, pour peser. Ils agissent depuis que je sais qu’ils existent. Je les aime aussi. En attendant, je construis, avec d’autres. Dans les couloirs, nous nous croisons. Bien sûr que nous parlons. Pas tant que cela de nos vies d’avant, ni de nos différences évidentes, liées à toutes les différences possibles, générations diverses, genres variés. De simples conversations. L’essentiel circule par écrit, en écrivant, alors que nous avons presque un même ciel, une même temporalité. Cela se fait sans effort et chose extraordinaire parfois sans le dire, comme une sélection sauf que c’est autrement, une distribution, nous irons un jour chacun sur nos propres chemins, personne ne juge, il est offert d’en vivre mais chacun comprend qu’il a une mission à définir, en écriture, en spiritualité. Cela se dit parce que cela a été écrit ailleurs. On ne dirait rien sinon. Ce qui se déroule du passé, en images seulement, pour identifier ce qui revient malgré tout dans cette communauté. Je sais qu’il existe. On en parle. Je sais que je le rencontrerai, que je le relaierai. Nous sommes associés délivrant la phrase que je désire de plus en plus désincarnée. L’opération qui se profile face au jugement est une avancée considérable. Ne plus, dès lors, être dans les circuits d’abondance et nous mettre en éveil. Je me demandais quelle sorte de décision serait prise. Elle se présente avec beaucoup de légèreté. Je n’ai aucun doute que cela m’oriente vers plus de fluidité. Je n’aurais pas pu être dans la catégorie qui feint, comme si rien n’avait changé. Je n’aurais jamais réussi à écrire un tel scénario. La vie offre parfois mieux que la fiction. En temps réel, tout devient merveille. Je n’ai rien forcé à part l’obstination et cette injonction que j’ai dû me formuler très jeune de ne pas être de la partie qui enchâsse. On pourra m’accuser. Ce sera trop tard. Ce sera fait. Je n’ai pas hâte, pour une fois, j’adore même y déguster chaque minute. Cela se ressent dans le corps textuel. Je n’oublierai rien de tout cela.
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