Friday, April 17, 2020

Chroniques de l'invisible - 103

Ce que j’aurais fait si. Cela se pose. Ce n’est pas vraiment un deuil. Pas pour tout. Je sais que c’est mystérieux. Il m’a fallu abandonner des voies, dès le début, pour ne pas être tenté à nouveau, ne voir cela revenir qu’en pensées. C’est trop éphémère pour le mettre en fiction, et pourtant, c’est présent. Alors, je tente une nouvelle immersion. Oui, nouvelle. À partir du ressenti, retrouver de quoi il s’agit lorsque les mots se mêlent et qu’ils suspendent tout à une autre compréhension. Le secret, s’il y en a un, est dans le livre, dans cette admirable coordination du vivant. Y retourner toujours, c’est toujours emprunter. Je mesure à quel point il est bon mais déroutant de laisser agir les sensations toutes en lien direct avec ce que je découvre de ce que je suis au jour le jour, au fil du jour, les heures hurlantes, les peines indicibles, les manques cruels, les ratés, tout ce qui était prévu de se construire dans la durée tout à coup évaporé. Cela n’aura pas lieu. Définitivement. Entre les êtres, disparus, que je ne reverrai plus. Je m’en rendrai compte dans quelques mois seulement, après une période aisément admissible, et ce sera trop tard. Cette pensée est si présente que je veux qu’elle s’inscrive, qu’elle soit datée, mieux que de l’avoir dite, sentir comment elle est en travail. C’est peut-être la conséquence d’une fonction mal placée. Moi et mes fonctions. À toujours croire que je suis en bonne place. Il est vrai que c’est plaisant. Le rendez-vous est sans doute plus déroutant, une mise en danger, une nouvelle expérience. J’ai bien quelques outils en cours d’expérimentation, une mise en œuvre, avec les mots qui s’associent, comme une mise aux normes. Cela me parle. Cela me répond. Il y a quelque chose d’extrêmement précieux que je ne veux pas brusquer. Un enseignement. Apprendre à dire ce que cela contient. Je n’aurai en mémoire que les mots que j’ai tracés. Ce serait trop et prétentieux de ma part de vouloir tout savoir. J’ai voulu. À cause de la manière qu’ont les personnes de mon entourage d’affirmer qu’ils savent. J’ai pour moi d’être resté à l’écoute, proche du sujet, avec les insomnies qui se déplacent dans la journée, comme une éternelle première leçon. Il y a, à la base, des sensibilités qui se rencontrent. C’est ailleurs que le regard, ailleurs que le touché, ailleurs que la parole, ce qui s’illumine par la floraison et ce qui naît de cela, à travers quoi je vois tout ce qui se relie. La nécessité de la violence, par exemple. Il a fallu se battre et il faudra encore, car ce ne sont que des mises sous tension d’idéaux contradictoires. Il n’y a pas celui qui a raison. Il y a celui qui y parvient. C’est un domaine tout entier, la puissance d’un collectif. La puissance, également, d’un point de vue agissant comme un point d’ancrage. Je ne l’avais encore jamais vu sous cet angle, nous, vivant de la cave au grenier, ou de l’autre côté, au temps de l’esprit qui se souvient. Il faut incessamment rappeler, créer des divinités pour porter le message, et ce qui l’impose, c’est la richesse d’un seul instant vécu entièrement. On ne saura jamais rien de ce temps-là. On ne saura rien des tentatives, des trahisons, des accords tacites. On dira le fait tel qu’il est. Voilà la situation, à rebours, nous échelonnerons. C’est le savoir qui domine actuellement, qui verse et déverse. Je n’ai jamais été aussi proche de cette plénitude. Il a fallu que je mette en œuvre des sensations anciennes, là où j’avais tout laissé pensant me tromper encore, mais je ne me trompais pas. Il y avait cela en moi qui n’appartenait à rien du monde qui gouvernait alors. J’avais senti qu’il faudrait un détour. Appelons ça le mystère de la vie.

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