Friday, April 3, 2020

Chroniques de l'invisible - 089

Même le café est encore chaud quand je redescends de là-haut. J’ai peut-être trouvé la bonne heure. Il y a encore les camions-poubelles qui font un boucan d’enfer. Maintenant, la matinée est bien rodée. Hop, hop, hop, hop, et il est déjà midi. Je file au boulot. Ylies, le prophète immortel, est arrivé hier. Lourd dossier : père soixante-quinze ans, mère trente-deux ans, un demi-frère de cinquante ans du côté du père, des demi-frères et sœurs du côté de la mère qui préfère vivre dans le quatre-vingt-quatorze comme il dit. En foyer depuis l’âge de quatre ans. Retard scolaire de deux années. Soupçon d’alcool et de prostitution. Tendances suicidaires. Il a onze ans. Il ne va pas toujours à l’école et quand je lui demande pourquoi, il me dit : « ça, c’est pas à moi de te le dire ». Je consulte son dossier. Fugue après maltraitance du père qui n’en veut plus. La mère non plus. Ylies rêve de devenir militaire. Il adore les chiens. Ça, ce n’est pas dans le dossier. Il voudrait essayer les armes. On se retrouve une première fois pour faire des additions et des soustractions, flegmatiquement. Les additions, OK. Les soustractions, bof. Je pense : « comment demander à un enfant dans cette situation de soustraire ». On laisse un peu tomber. Je ne suis pas son instituteur. Balade, dehors, temps sublime, retour. Longue discussion. Je rebondis sur ses questions, nombreuses. Il me parle spontanément de ses parents. Le lendemain, on se revoit. Il dormait. Il ne sait pas quoi faire. Il y a des tables de multiplication partout sur la table. On range tout. Je lui propose l’écriture. À partir d’un premier conte, qu’il me lit, puis à partir de l’une des photos accrochées sur ses murs. Je lui demande de choisir sa préférée. C’est au Maroc. Il est encore presque bébé, sur la plage, face à la mer, dans les bras d’un homme qu’il me dit être son oncle. Nous décrivons la photo. Quand il butte sur un mot et qu’il me demande, je lui donne l’orthographe. Sinon, je laisse filer les mots avec leurs « fautes ». La mer devient mère. Je lui demande d’inventer maintenant à partir de l’enfant, le Roi Ylies, et ce sont les rires, la folie d’écrire tout ce qu’il a le droit de faire et d’avoir, jusqu’à la vue imprenable sur la « mère ». Il veut recopier son texte au propre. Part chercher de nouvelles feuilles. Rapporte un feuillet complet de copies doubles. « Je vais écrire un roman ». Je l’écrirai pour toi. Il s’applique à tout recopier, se réjouit de montrer un texte parfait aux éducateurs, un texte qu’il a fait tout seul. Je le préviens qu’il reste quelques « fautes », qu’on peut les corriger s’il le veut, mais il ne veut pas. Ça lui convient comme ça. Il veut aller faire un babyfoot dans la cour. Il montre son texte à l’éducateur. Wilson. « C’est bien. Y’a encore quelques fautes ». Rien sur le Roi Ylies, rien sur le fait qu’il conduise sans permis, qu’il ait un zoo, un babyfoot, deux chiens et une vue imprenable sur la mer. Alors, Ylies est déçu. Alors, il ne jouera qu’avec moi, au babyfoot, puis au foot. Ce sera long mais au bout d’un certain temps, il intègre le groupe, joue avec ses copains. Douche, télé, repas. Il me demande si je serai là demain, continue à venir me voir, me poser des questions. Puis, il est autorisé à appeler son père, qui ne répond pas. Je serai là demain.

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