Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois, la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur… Non ! non ! plus rien n’est à moi, j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’œuvre commencée est là qui me cloître : pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermé la porte du monde derrière moi, et j’ai jeté la clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien !
Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante. Puis, il recommença péniblement.
— Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joie de cette existence de chien !… Ah ! je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas deux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien ! moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh ! c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potées d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies. Simple fatalité de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire…
Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolait tout son lyrisme impénitent :
— Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore !