Le dossier criminel est pas mal dans le genre. Il est habitué, finalement. Passant sa vie à répondre aux questions. C’est r’parti. Il lui a donné un cachet pour qu’elle s’endorme ou qu’elle se calme. D’où ça vient, personne ne le sait. La drogue fait flipper tout le monde dans le couloir. L’alcool, moins. Prostitution, au bord du tabou. C’est pourtant clair. Les trois éléments font partie du portrait dressé au fur et à mesure des interrogatoires, de plus en plus musclés, au moins dans la parole. Il se prépare pour une vie de foyers, de transferts, ses affaires vite jetées dans un sac. Lui, sa méthode, c’est les photos et les cartes postales. Accrocher dans sa chambre, c’est chaque fois s’installer. Ça dure plus ou moins longtemps. On appelle ça la chambre parquée. Tout seule tranquille, douche individuelle. Normalement, c’est transitoire, mais y a plus de transitoire depuis longtemps. Sur le règlement, c’est joliment écrit. Le projet aussi, formidable. L’enfant n’y restera que vingt-quatre heures. Comme le couloir. Maximum quelques semaines. Pour certains, ça fait des mois. Bientôt des années. Que ça dure, que ça dure, que ça dure. Quand on le voit comme ça dans l’instantané du temps. L’émotion est intense mais on arrive à se décoller. Suffit parfois de fermer une porte, de juste être de l’autre côté. Après tout, c’est normal. Tristement normal. S’imaginer ensuite ce que ça fait. Depuis l’âge de quatre ans. Quand t’en as onze. Que tu sais parfaitement ce qu’il faut faire pour que le daron pète un câble, que les voisins appellent les flics, ce qu’il faut dire pour être emporté direct, ce qu’il faut dire pour être maintenu, rendez-vous médical, rendez-vous psy, rendez-vous juge. Sur le chemin, jamais la bonne personne. Ou celle qui ne serait pas là pour un remplir un dossier. Pour que ce soit le sujet, justement. Ce qu’il n’y a pas dans le dossier. Ce qui ne peut pas y être, donc. Que rien ne peut contenir. J’entends des cris dans ma tête. C’est désolé, inhumain. Des notes sans doute, toujours les mêmes, et ce que je fais depuis toujours peine. Alors, refais, recommence. Ah, ça oui, recommence. Comme des sauts dans le temps. La terreur, c’est de le voir tous les jours, de croire que c’est tous les jours, de croire que c’est depuis toujours et pour toujours. Ce n’est pas compliqué. Tu apprends puis tu sauras. Mais ça n’apprend pas. Pendant de longues années. Je ne peux pas faire autrement que de devenir l’insurmontable implanté dans le langage, car c’est comme ça qu’on est sculptés, par les mots, par le ton et donc si ça hurle, c’est que quelqu’un est venu hurler. Ils s’y sont mis à plusieurs. Collectif de l’engrenage, et l’océan derrière, ruminant. J’avais peur. Dans ses bras, j’avais peur. Trois ou quatre ans. Toute l’histoire dans le regard, dans le silence. Et il m’a répondu : je ne sais pas. La phrase qui tente de faire taire le doute. Se tromper, encore, même pour ça.
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