Sunday, January 7, 2018

Peter Handke

C’est ici. Nous y sommes. Nous avons le temps, maintenant. Aujourd’hui c’est notre jour et demain sera comme aujourd’hui. Pour l’instant vous aussi vous avez peur et à bon droit. Ici c’est l’hiver en été. L’impression de dominer toute la contrée du regard, c’est une illusion d’optique, la nature sauvage ici ne se laisse cadrer, ordonner, dompter nulle part par une fenêtre d’hôtel, par de l’eau courante, partout tout est muet, rien ne te regarde, nul être vivant pour t’adresser la parole, pas d’image dans le miroir qui t’apaisera, sous chaque pierre, il peut y avoir une vipère. Ici pas d’adversaire pour te laisser méditer tes coups au jeu, pas d’ennemi que tu pourrais regarder dans les yeux. Contrairement à ce qui se passe d’habitude, tu ne trouveras jamais le bon moment dans ce pays ni pour tirer ton couteau ni pour ouvrir un livre. Ni maintenant ou jamais dira-t-on, mais ou bien toujours et toujours ! ou jamais et jamais ! Ici dans ce pays jamais ton couteau ne devra couper du vivant, et toi tu pourras lire ici toujours et toujours, tes livres à toi aussi bien que l’écriture qui les accompagne et qui a pour nom NATURE. Je vous menace et je vous fais des promesses. Non seulement je vous promets que vous ne mourrez ici ni de faim ni de soif, que vous trouverez un toit et une couche, que vous reviendrez chez vous, mais je vous promets du bon temps. Nous verrons, ici, les choses sous une autre lumière et dans ce qui est sans vie, dans l’inextricable nous déchiffrerons des signes de respiration tant que nous laisserons entrer en nous l’air d’ici, et tant que nous nous mettrons en route le matin et que nous marcherons dans la lumière de ce pays, nous verrons dehors devant nous nos images intérieurs dans l’espace, dans la silhouette d’un mot, dans le rythme d’une mélodie, dans la forme qui précède une histoire. Vous êtes nouveaux ici, mais vous n’êtes pas étrangers. Chacun de vous est déjà venu ici : À l’époque où tu vagabondais sans but tu voulais revenir ici ; toi tu as parcouru les chemins d’ici sur les filigranes de tes billets de banque, toi, quand pendant la journée, un livre ne le faisait pas, tu t’es fait raconter le pays d’ici pendant ton sommeil. Désert qui depuis des millénaires ne sert que de lieu de passage ou de champ de bataille aux peuples, détruit sans cesse et dévasté de plus en plus, sans écho chez les poètes de passage, qualifié tout au plus d’insignifiant par l’un ou l’autre avec un fugitif regard de côté et par son successeur de mer de pierre — comme si Dieu s’était tenu là après la chute des hommes et qu’il avait étendu sa malédiction sur la terre entière. Sans chambre au trésor et sans grenier, dans ton vide toujours renaissant, tu as représenté pour des gens comme nous le pays tutélaire. Ma vie durant j’ai été un homme infidèle, à cause de ce maudit carnet, mon esprit tourmenteur : Fidèle, je ne le suis resté qu’à toi, pays passager désolé, vide, inépuisable.