Ce soir-là, on avait décidé de ne
pas trop boire, pour avoir les idées claires, mais y avait très certainement trop
de trucs déréglés. Un mec est passé, au mauvais moment. Peut-être qu’il n’avait
pas assez d’argent à nous refiler, ou qu’il nous avait refusé une clope, ou que
son sac à dos était trop chelou, ou
qu’on avait décidé de se faire une petite chasse aux pédés, comme ça, juste
pour se marrer, parce qu’on aimait les voir chier dans leur froc avec leurs
T-shirts moulés, les foutre à poil pour voir s’ils arrivaient à bander devant
trois beaux mecs comme nous, leur pisser dessus avant de se casser. Finalement,
ne rien leur faire d’autre que de leur foutre la trouille. Lui, il n’était pas
comme les autres. Il avait tout de suite balancer ses affaires dans l’allée et
s’était mis à courir tout droit, sans rien dire. D’habitude, les mecs
s’accrochaient à leur sac comme un animal protège son petit. Ils pensaient
avant tout qu’on allait leur piquer leur pognon, cracher sur leur journal intime
ou les photos qu’on trouverait. Ils lançaient de sourds déconnez pas les gars, comme tout le monde. Ils finissaient par ne
plus essayer de s’échapper. On les encerclait pour les emmener un peu plus
loin, au fond du parc, derrière un buisson. Alors,
c’était comment de se faire enculer ? Tu crois que Dieu, il a voulu
ça ? Tu crois que si ton père avait été pédé, tu serais là avec ta gueule
de petite fiotte ? Baisse ton froc, connard. Baisse ton froc. On se foutait de la gueule de leur pubis bien
rasé. Si on avait des bières dans les mains, on faisait mine de se branler et
la bière leur coulait le long des jambes. Si on avait rien, on leur pissait
dessus. La plupart du temps, ils se mettaient à chialer. On les laissait comme
ça. C’était fini.
Lui,
il s’était barré en courant. Il avait fallu le courser un bon quart d’heure
avant que Manu réussisse à le choper. À trois, on avait réussi à le maîtriser.
Il ne disait rien. Ne bougeait plus. On l’avait traîné dans un hall d’immeuble
dont on avait le code. On avait le code de presque tous les immeubles du
quartier. On pouvait disparaître à tout instant. Se retrouver dans la cave d’un
copain. Faire ce qu’on avait à faire et repartir. On ne sait pas trop pourquoi
on décide ça ou ça, comme ça, mais celui-là, peut-être parce qu’on l’avait
coursé, peut-être parce qu’il avait brusqué un peu nos habitudes, peut-être,
tout simplement, parce qu’il nous avait surpris, c’était un peu comme si on
l’avait mérité, c’était un peu comme si on l’avait désiré. Les mêmes questions,
le même ordre, le même rituel. Enculer,
Dieu, ton père. Baisse ton froc. Baisse
ton froc, mais lui, il ne faisait rien. Ne bougeait plus. Seul son visage semblait
nous dire Les gars, je sais que je vais
passer un sale quart d’heure. Faites ce que vous voulez. Branlez-vous avec vos
bières ou pissez-moi dessus. Vous êtes trois, et je suis seul. C’est ça qui
rend la situation possible. Vous allez déverser votre bile sur moi, puis vous
retournerez dans vos halls d’immeuble, boire votre Vodka et vos bières. Ce qui me
rend impuissant ne vous rend pas plus puissant. Vous êtes juste hors la loi, en
dehors de tout ce qui fait la convenance dans un monde où, de toute façon,
nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord, alors, autant accepter nos
différences et passer notre chemin, mais c’est peut-être vous qui avez raison. Vous
espérez qu’en m’humiliant, vous allez régler son compte à la société, que je
vais véhiculer votre histoire à travers les empreintes que vous allez laisser,
des marques de la haine que vous déversez sur les murs, mais je ne dirai rien,
à personne, parce qu’au fond, je ne suis pas fondamentalement différent de
vous. J’habite dans l’immeuble d’à côté. Moi aussi, j’ai eu les coups de pieds
à la récré, les coups de poing dans la rue, les gifles en rentrant, les
parents, les mômes, le frigo, les flics qui nous arrêtent sans raison, juste
pour avoir le plaisir de nous palper les couilles, de sentir qu’on a un
piercing là où plus personne ne va plus, là où l’on ne va plus rien poser
d’autre qu’un gant de toilette mal savonné, seule langue sensuelle qu’on a pu
trouver depuis qu’il ne se passe plus rien avec celle ou celui qui partage
toutes nos nuits.
Tout
ce silence, ça avait rendu Manu hystérique. Baisse
ton froc, connard. Baisse ton froc. Il s’était mis à tourner autour de lui
comme une bête sauvage. Il lui poussait l’épaule de temps en temps pour le voir
se déstabiliser, et Momo l’accompagnait dans son délire. T’entends ce que te demande mon pote ? Putain, tu vas le baisser
ton froc ? Putain, putain, putain, putain, Manu, pourquoi il dit
rien ? Toi parler français ? Oh ! Toi parler français ?
Vas-y, explique-lui ce que ça veut dire baisser son froc. Momo l’avait pris
par la poitrine. On lui avait baissé son froc en quelques secondes. Un petit
coup de canif rapide à la ceinture. Les boutons du jean, éventrés. Ça nous
faisait toujours marrer de découvrir leurs dessous, des slips comme on n’en
avait jamais vus. Celui-là était blanc, bien serré. Le mec avait une petite étoile
tatouée sur l’aine. Il ne bougeait plus. Il n’y avait plus que son regard qui
parlait. Toi, tu vois que c’est trop, que
tes potes vont trop loin. Pourquoi tu ne les arrêtes pas ? C’est pas toi
le chef ? C’est qui le chef ? Y a pas toujours un chef dans vos
bandes ? Y a pas toujours un mec qui peut tout arrêter ? Quelqu’un qui
peut dire stop, et c’est fini. C’est quoi le deal ? C’est quoi le délire ?
Qui faut-il convaincre ? Que faut-il faire ? Et que va-t-il se passer,
au juste ? Mec. Est-ce que c’est ça ? Est-ce que ça ? Est-ce que
ça que tu veux ? Vraiment ?