Monday, September 14, 2015

Vortex temporum - 3

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire, pour avoir les idées claires. Des projets, on n'en avait pas beaucoup. Les seules choses qui changeaient, c'était quand il en manquait un. Une cuite mal passée, une soirée en famille pour fêter n'importe quoi, un rendez-vous aux ASSEDIC, une convocation au tribunal pour vol de mobylette. On ne s’en disait rien. On prévenait pas. On revenait, comme ça, sans rien dire. Au pire, si ça durait quelques jours, comme ça arrivait souvent avec Manu, on passait aux heures où on savait qu’y avait personne d’autre, à l’heure où les mères partaient chercher les gamins, où les pères n’étaient pas encore rentrés du taf. On n’avait même pas besoin de sonner. Le rap, à fond, ça suffisait pour comprendre. Un texto du genre tu bouges et Manu débarquait quelques minutes après, la gueule défoncée par on ne savait trop quoi. On disait rien. On ne regardait plus nos visages se dégrader. Un jour, c’était une dent. Un autre, l’œil bleu comme un steak, une crevasse de couteau dans la joue, la lèvre tuméfiée. Parfois, c’était juste la démarche. On boitait, courbé sur les côtes. C’était cassé, ou fêlé, ou juste déplacé. Le service d’urgence de l’hôpital nous avait fait attendre toute la nuit, nous faisant passer derrière les bébés, les vieilles et les clodos. Avec un peu de chance, on avait l’droit à une radio, mais c’était jamais sûr. La plupart du temps, le médecin nous disait de rentrer, sans même prendre la peine de nous ausculter, sans même prendre la peine d’inscrire notre nom quelque part. Déconner, c’était payer. On entendait dans un couloir qu’on l’avait bien cherché. Fallait appeler un pote, rentrer à pied, avaler ce qu’on trouvait dans la trousse à pharmacie de notre mère. Personne. Jamais personne pour nous soigner. Jamais personne pour nous consoler.


Sans se le dire, on attendait un déclic, un truc qui nous fasse bouger. On s'en foutait des formations et des travailleurs sociaux. On s'en foutait de trouver un travail, de chercher un appartement, d'aller prendre la température de nos gamins malades, d'attendre la fin du mois pour avoir plus de fric, de fêter Noël, de partir en vacances. On voulait juste une autre vie, là, tout de suite, ne pas être né ici, ne pas être allé dans cette école-là, ne pas avoir rencontré notre premier dealer. Ça concernait pas l’avenir. Ça concernait le passé, les coups de pieds à la récré, les coups de poings dans la rue, les gifles en rentrant, les parents, les mômes et la télé qui gueulent toute la journée, les chiottes dégueulasses, le frigo plein de tous ces trucs de merde qu’on voyait dans les prospectus, tout un passé à déchirer. Tout un passé impossible à oublier, qui faisait que notre sang, gorgé d’émotions, pulsait au rythme d’un autre monde, notre monde, notre monde. Un monde de violences, de cris, de saletés. Un monde impossible à changer.


Partout, c'était pareil. On s'écartait sur notre passage, on s'arrêtait de parler quand on entrait dans une boutique, on prenait les enfants dans les bras, on fermait les sacs, on poussait discrètement le tiroir-caisse. Les flics nous arrêtaient à chaque coin de rue, nous piquaient notre shit, se marraient en voyant nos gueules de quinze ans sur nos pièces d’identité. Ils aimaient bien montrer que, dans la rue, ils étaient des caïds. Ils nous plaquaient contre le mur ou contre leur bagnole, les mains en l’air, le froc suffisamment baissé pour laisser voir nos caleçons. L’hiver, le vent nous glaçait le ventre. Ne pas trembler. Ne pas pleurer. Il fallait que ça dure assez longtemps pour que les passants nous remarquent. Le sentiment d’insécurité venait régler ses comptes avec toutes les violences qu’on voyait dans le monde entier, sur TF1. Ici, on gérait les quartiers. On ne se laissait pas faire. Y avait enfin des coupables. Dans nos têtes, c’était comme un slam d’ennui permanent, et la suite, on la connaissait par cœur. Les bières, la Vodka, la fièvre qui monte dans les paumes de la main. On a envie de frapper le sol, de killer quelqu’un mais on peut pas, parce qu’il y a trop de rage dans notre corps, trop de haine contre le système, trop de j’t’emmerde, trop de fous l’camp. Trop d’amour qui n’a jamais trouvé son chemin. On sort, on tague dans la cage d’escalier, on pisse dehors, on passe par le parc pour prendre l’air et on se promène dans la vie, en attendant, en attendant, en attendant que ça bouge, tout seul, que tout s’efface et que d’un seul coup, ce soit du bleu, la mer, l’idéal. On retrouve les potes et on boit finalement plus que d’habitude, parce que l’alcool va enfin nous faire exploser la tête, au point où on n’en a plus rien à foutre de risquer notre propre mort et de se retrouver sur le trottoir, dans la pisse de clodo, sentant qu’on passera à côté de nous sans nous voir, sachant que le SAMU préfèrera ramasser les clébards avant nous, et nous, on attendra là, le déclic, l’espoir, ou la morgue.

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