Monday, September 7, 2015

Vortex temporum - 2

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire. Les discussions de poivrots, ça allait bien deux minutes. Les bouteilles, y a rien à faire, fallait qu'on les finisse. Manu dégueulait dans les bacs à fleurs, on l'installait dans un coin, il nous racontait que son frère était parti en Amérique, qu'il avait une villa et un chauffeur, une petite fille, une piscine, il se mettait à gueuler contre les capitalistes et les profs d'anglais qui lui avaient mis des bulles pendant toute sa scolarité, à cause de son accent de merde, il gueulait contre les ministres qui piquent l'argent des contribuables, contre les ASSEDIC qui donnaient qu'aux arabes et il parlait de tous ces trucs qu'il voulait faire avec son argent quand il était ado ; il voulait acheter des motos, ouvrir un garage et puis il s'est acheté du shit, de la Vodka et des bières. Il était toujours aussi minable, Manu, quand il dégueulait dans les bacs. Il se mettait à chialer et on le regardait en écoutant la musique déversée par nos walkmans. On partait à cinq heures du mat'. On n'avait plus rien à fumer. Fallait rentrer.



On arrivait chez nos vieux, on bouffait le reste de pâtes froides, on matait la télé, on foutait nos grolles n'importe où et on s'endormait là, jusqu'à midi, jusqu'à ce que nos mères n'en puissent plus de nous voir squatter le canapé alors qu'elles devaient passer l'aspirateur et aérer le salon. Un café, un bout de pain et on se retrouvait dans le hall de l'immeuble. On arrivait tous en même temps, à un quart d'heure près, parce que nos vies, c'étaient les mêmes et ça, on le savait, on n'avait pas besoin de se le raconter.


On ressortait presque tout de suite du côté de la gare pour trouver des clopes et du fric. On postait Manu et sa gueule mal rasée entre le distributeur de tickets et la machine à café. Quatre-vingt-dix centimes le café. Un coup sur dix, on lui filait la monnaie. Nous, on remplissait nos paquets de clopes en taxant les passants. Un peu de fauche au passage quand les sacs restaient grand ouverts sous nos yeux. On prenait les portables et les porte-monnaie. Les calepins aussi, parce qu'on aimait bien mater ce qui occupait la vie de tous ces gens qui prenaient le RER et qui rentraient la gueule enfarinée. Les portables, on les filait à Momo pour qu'il les échange contre du shit. On passait chez Total pour acheter nos bouteilles. On tournait dans la boutique comme si on cherchait autre chose. On regardait les cartes Michelin et on parcourait la côte. Tout ce bleu. Toute cette eau. On feuilletait quelques livres, des trucs sur les tarots ou les records du monde. On ressortait avec nos bouteilles sous le bras et quelques Mars dans les poches. On traversait n'importe où, on prenait tout le trottoir, obligeant les mères à descendre leur poussette sur la chaussée, on restait devant l'école pour voir si l'institutrice était toujours aussi mignonne, et si elle flippait toujours autant de nous voir attendre là, on se demandait pourquoi les mères étaient si souvent enceintes, à quoi ça servait de mettre dans ce monde des colonies de capitalistes, à quoi ça servait de les envoyer peindre des sapins et faire des colliers de perles pour la fête des mères alors qu'ils allaient finir devant la télé à gratter leur millionnaire en bouffant des pizzas. On retournait dans le hall de l'immeuble. On commençait nos bouteilles. D'abord les bières, puis la Vodka. C’était ça, notre vie. Rien d’autre à foutre que de mater celles des autres passer en cendres sous nos yeux quand on brûlait les calepins, comme ça, parce que ça nous occupait, parce qu’il y avait tout à coup quelque chose qui bougeait réellement devant nous, toujours synchronisée avec la musique défilant dans nos écouteurs. Ça calmait la fièvre qui montait dans la paume de nos mains. Ça calmait l’envie qui nous prenait d’expulser la haine en frappant dans n’importe quoi, une boîte aux lettres, une poubelle. Un passant.

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