Très approximativement, car la définition la moins défigurante de ce que l’on tente de décrire comme « intellectuel » ne cessera pas de faire problème, cela veut dire au moins que, continuant d’écrire, l’écrivain, par des moyens qui ne peuvent manquer d’être encore des moyens de l’art, et qu’il revient à la poétique de caractériser, cesserait dans ces moments de ne viser qu’une audience intemporelle, que le mot de « postérité » ne rend qu’imparfaitement, même dans ce qu’il y survit d’une transcendance. Cette absence de destinataire nommable fait courir à l’œuvre le risque de se résoudre en une oraison n’ayant finalement d’autre destinataire qu’elle-même. Quand même elle aurait la gravité de ce que Thérèse d’Avila nomme oraison mentale, je puis en effet toujours la soupçonner d’être avant toute autre chose, la prière que la prière adresse à la Prière d’être prière plus parfaite. Ce qui d’ailleurs n’exclut pas que, sous la forme d’œuvre qu’elle revêt, elle puisse aussi, à sa manière, très indirecte, prendre la destination d’autrui, comme il peut être attendu de toute bouteille à la mer.
Continuant donc d’écrire, cessant d’écrire ainsi, l’écrivain ferait acte d’intellectuel lorsqu’il cède à l’appétit de ne plus s’adresser indirectement à autrui, mais à l’autre, dans l’(impossible) intimité d’un présent partagé. Ce qui donne à cette parole sa présence tient moins à ce qu’elle dit qu’à la forme du temps dans laquelle elle est proférée, temps où le présent est en travail, comme en une sorte de présent progressif. Ce travail du présent qui la supporte, temps qui prend du temps, la rend aussi durable et, le temps qu’elle dure, tout éphémère qu’elle soit, modifiante.
La réalité de ce mouvement, qui peut déranger fort, ou qui n’a pas trouvé son concept, ne devrait cependant pas faire difficulté. Il s’impose au contraire à l’écrivain, à de certains moments, comme sa nécessité. Au vrai, il n’implique nulle rupture, nul éloignement de la source, nulle perte, abandon ou sacrifice. Ce serait là plutôt la manifestation, moins réservée, ou timide, ou avare, ou complaisante, ou marquée d’inavouable, de quant à soi, de secret publié comme secrètement voulu secret, d’incommunicabilité cependant communiquée comme faute originelle de la communication (mille autres traits pouvant encore servir à dessiner l’homme littéraire), de l’exercice de la pensée quand, son hérédité théologique dissoute, la hardiesse de ses exigences la porte à s’adresser à l’autre (peut-être sous la forme encore, mais non plus théologique, de la prière) en pariant sur le semblable en lui. Ce qui revient à jouer sur la continuité que le surrêve de « l’exercice intégral de la pensée » instaure entre les êtres, et qui conduit la disposition d’écrire dans le voisinage de celle, plus brûlante, « d’écrire à quelqu’un », autorisant à inscrire, par exemple, en marge de tout écrit, et sans trop regarder au vraisemblable, un vocatif comme « mon semblable, mon frère », d’ailleurs placé sous le signe de l’ennui partagé.