Je me levai, allai mettre une pièce dans la fente de cuivre du piano mécanique et attendis que se déclenche la musique, le tintamarre discordant, multiple, sauvage, refoulant le temps, les bataillons serrés de notes aux ailes métalliques s'élançant, se déversant au rythme de cet implacable débit à la fois docile et impérieux, aveugle, inhumain, à l'usage sans doute des dieux et des sourds.
Mais rien ne vint. Sans doute était-il lui aussi détraqué et peut-être ne figurait-il plus là que par oubli, jusqu'à ce que le froid, l'humidité et le temps aient finalement raison de lui, jusqu'à ce qu'il s'en aille de lui-même en morceaux, absorbé peu à peu, digéré par cette chose monumentale dont le cartel noir au-dessus de la porte mesurait d'arbitraires, d'illusoires fractions (et rien avant, rien après, rien d'autre que l'alternance fixe et lente des étés, des hivers : les mêmes interminables journées d'août, les mêmes froids, les mêmes chaussures frappées sur le carrelage en entrant, laissant, détachées des semelles, les plaques de neige brune et fondante pointillées par les traces des clous, la même pente des rayons automnaux par la fenêtre, les mêmes ombres légères sur la vitre dépolie des hélianthes poussant le long du mur, le même silence, le même paisible tapage autour des chopines, au retour des foires, avec l'odeur âcre et acide du vin blanc, et dans une des deux chaises hautes et désuètes, parmi les buveurs, le même enfant sans innocence, aux joues de carton sale, frappant sa cuillère d'étain sur la tablette rabattue).
Par la fenêtre je pouvais voir au-dessus du toit violet de la grange d'en face, s'enténébrant peu à peu, s'enrobant d'ombre et de mystère, le grand sapin avec ses branches pendantes et chenues, insolite, noir, comme un vestige de la préhistoire, survivant des forêts englouties, des déluges dont les eaux en se retirant l'avaient laissé ainsi, encreux, sinistre, avec de longues barbes de mousse, ou d'algues s'égouttant lentement, courbant sour leur poids ses antiques branches.