L’exemple-même du personnage que nous aimerions capturé se présente. Il rentre chez lui, légèrement aviné. Il vient de passer un peu de temps à parler de son projet, qu’il ne sait pas formuler autrement que comme ça, et qui ne tient que par le possessif qu’il traîne depuis de nombreuses années. Il vient, justement, évoquer ce que nous étions en train de nous formuler, une nouvelle aventure dans laquelle il suffirait de rester chez soi pour se montrer au monde à travers les outils de la technologie. Tout cela est fort tentant, mais ne nous satisfait pas. D’abord, parce qu’il faudrait, tout à coup, qu’un grand nombre de personnes soient disponibles pour recevoir l’état d’un autre agissant. Ce serait, également, supposer qu’on aurait un quelconque intérêt à se retrouver dans une lecture imposée alors que, justement, nous travaillons sur l’aspect volontaire de l’activité. Oui, nous savons que cela prend plus de temps. Oui, nous savons que nous prenons le risque de rater des occasions de s’annoncer au public. Oui, mais nous préférons tout de même ce format-là. Le hasard d’une recherche, la qualité d’une rencontre. Si, à la base, il n’y a pas ce type d’énergie, il n’y aura aucune culture du long terme et nous continuerons inlassablement à nous battre contre des moulins. Il n’y a aucune commune mesure entre les moyens dont disposent la plupart des entreprises qui occupent le terrain que nous exploitons également et ceux avec lesquels nous tentons de faire œuvre. Ce qui nous passionne dans cet état de fait, c’est qu’une seule partie de la sphère médiatique suppose que ce qui ne leur vient pas sur un plateau n’existe pas réellement. Ça n’aurait ni consistance, ni envergure. L’autre partie, forcément dans l’ombre, produisant du moins lu, moins acheté, moins connu, n’a pas ce mépris de ne pas considérer l’existence d’autres modes d’expression conditionnant d’autres modes de diffusion. C’est pourtant là, aussi, sur cette face cachée, ou plutôt masquée, que pourrait se lire en direct le travail en cours de réalisation de l’humanité agissante. Bien sûr, nous ne le contestons pas. Il y a des affaires à suivre, des courses poursuites à entreprendre. Il suffit de longer les ministères pour s’en rendre compte. Une circulation contrôlée. Portail ouvert sur le pouvoir. Les grandes cours avec les berlines noires garées en épie. N’essayez même pas de frapper à la porte d’entrée pour saluer votre ministre parce que vous passiez dans sa rue, vous finirez jetés à la poubelle avec les clodos. Eux se disent que c’est là que tout se passe, et nous l’admettons, il s’y passe des intrigues importantes, mais ils ne considèrent pas que deux rues plus loin s’organise une autre société qui, elle aussi, sait maintenir son pouvoir. Cette société-là n’a que faire des titres et des uniformes. Elle n’est que circulation incontrôlée. S’y jouent tous les brouillons de la vie et s’y travaillent tout ce qui sera répété sous toutes les formes avant d’être présenté au public. C’est bien cela que nous ressentons, à la fatigue de nos mains, aux douleurs dans la poitrine d’avoir trop tiré sur la corde, aux machines à laver qui tournent jusqu’à minuit, aux vaisselles laissées en suspens, le labeur d’un travail qui tout entier se mêle sur une seule et même page où nous testons autant les ruptures que les liens, l’ampleur, l’efficacité, ne cherchant pas à nous adresser à des foules silencieuses mais à un réseau d’acteurs à qui l’on doit de partager la même vision d’un peuple échappant aux emprises qui subsistent. Le mépris n’arrêtera pas le mouvement. Nous tournerons la page et nous nous retrouverons.