Sunday, January 24, 2016

Deuils

Depuis qu’il était rentré de ce long périple à travers Paris, toutes les tâches qu’il s’était promis d’achever, chez lui, étaient restées en suspens. Plus aucun des objets qui l’entouraient n’avaient vocation à être déplacé, classé, rangé, jeté. La vision de l’inachevé constituait le rempart qu’il pensait avoir réussi à dresser autour de lui pour que sa propre conscience inspecte un autre lieu où, il ne voulait pas cesser d’y croire, il trouverait le moyen de reconquérir son envie de vivre. Il connaissait bien, désormais, les signes précurseurs de ses crises d’angoisse, et il fallait s’y préparer, car il venait de vivre une nouvelle agression. Les blessures allaient se rouvrir. Béantes. Il constatait déjà son extrême fatigue après seulement deux nuits d’insomnies, l’impossibilité de se nourrir, l’affaiblissement du corps. Il s’était acheté quelques fruits. Toutes les heures, il avalait une tisane apaisante.

Les sirènes qui avaient témoigné toute la journée que par ici aussi on évacuait des corps entre vie et mort ne cessaient de lui rappeler celles qu’il avait entendues cette nuit-là sur un petit balconnet donnant sur les toits de Paris, pensant soulager le saisissement, au froid, cherchant à comprendre ce qui se passait, recevant chaque minute des messages terrorisés de chaque membre de sa famille lui intimant l’ordre de rester sur place. Il pensait à ces décisions prises. Rester ici comme partir maintenant était aussi peu cohérent que ce qu’ils avaient choisi de faire pour occuper ce temps invraisemblablement long. Il réalisait qu’il était encore en état de choc et, tentant encore de se concentrer sur ce qu’il avait à faire, il ne cessait de se répéter qu’il fallait d’abord réussir à dormir, d’abord, réussir à manger, d’abord, se remettre à marcher.

S’il remarquait que le comportement des commerçants et des passants avait changé, c’est aussi parce que sa propre attitude venait de connaître un bouleversement. Il levait la tête plus en amont. Il y avait une soudaine méfiance, puis, beaucoup de bienveillance dans les regards rassurés. Parfois même, un sourire. Ces regards n’étaient consignés dans aucun des manuels qui enseignaient nos lois, nos libertés, celles des autres, et si deux combattants s'étaient retrouvés face à face en concluant que l’un des deux allait mourir, c’était que le temps leur avait manqué pour analyser les solutions qui auraient pu empêcher la mort d’un autre. Nous sommes pourtant tous les combattants d’une même vie. Il se disait que ses nouveaux regards ne révélant que l’émotion d’un être tout entier allaient permettre que le désir de vie se propage, lentement, dans un rayon suffisamment large pour que la nature sociale emprunte le chemin sur lequel se formerait la bienveillance universelle de l’humanité.

Il sait pourtant que la mort est saisissante. Que le degré de conscience de celui qui sait qu’il va mourir se perd dans l’impossibilité d’en retraduire l’existence. Il sait que tout peut exploser. Qu’il y en aura d’autres. Ce que les images ne disent pas. Ce que l’on pense lorsqu’on est face au danger et que des hommes abattent votre voisin, que vous entendez les derniers râles sans pouvoir crier, sans pouvoir bouger, que vous vous sentez soulagé que le hasard en ait choisi un autre. Il regardait les murs des immeubles et pensait aux corps déchiquetés par les bombes. Aux traces. Au sang. À l’absence de preuves en vie.

Ce Paris-là, à cette heure-là, était inhabituellement vide. En temps normal, il y avait toujours sur les marches un concert d’amateurs. Un public se formait spontanément. Il était essentiellement composé de touristes, mais quelques parisiens du quartier se joignaient à la foule, aussi pour prendre un peu l’air frais de la butte, et admirer l'imprenable panorama. On pouvait voir sans trop réussir à les distinguer presque tous les monuments de la ville. Il y avait tout de même les vedettes les plus saillantes, facilement reconnaissables : la tour Montparnasse et son jeu de lumières ; la tour Eiffel que l’on n’apercevait qu’à un endroit très précis devenu le rendez-vous des cœurs sensibles ; Beaubourg ; le ciel. Des revendeurs en tout genre tentaient de refourguer toutes sortes d’objets clignotants qu’ils envoyaient haut au-dessus de nos têtes, des lasers qui pouvaient frapper des façades d’immeubles parfois très éloignés. Les mieux équipés vendaient des bières fraîches. Ce soir, seuls quelques passants se sont aventurés dehors. La grille principale de la basilique est fermée. On ne peut y accéder que par une autre entrée, sur le côté. Ceux qui n’y ont pas prêté attention déposent un bouquet de fleurs et, sur le perron, un guitariste s’est installé, non pour y faire la manche, mais juste pour écouter sa propre musique. Une musique d’Amérique du sud.

Revoir le paysage qu’il connaît par cœur avec les bâtiments publics non éclairés. C’est ça, le deuil. Le noir immense. Le recueillement. Accepter que malgré ces centaines de morts, de blessés, d’atteints dans leur vie familiale ou amicale, il faut rester attentif aux signes qui marqueront désormais l’humilité de tous face au danger de vivre.

Dans ces lents mouvements de l’âme, la brutalité ne résout rien. Ce qui vient d’être détruit ne sera jamais reconstruit à l’identique. Déblayer les ruines. Faire place à autre chose. Il n’y a plus que le souvenir de ce qui est perdu.

Face à l’humanité amputée, il commençait à s’en vouloir de ne plus penser qu’à son propre deuil. L’agression rappelait bien une autre agression. Et il pleurait, car les symptômes étaient toujours aussi douloureux.

Ici, la nature lui parlait.
Fumer une cigarette.
Écouter le silence.
Le vent, se lever.
La pluie, de plus en plus franche.
La fatigue de la marche cumulée à l’épuisement de la prise de conscience.
Il pouvait redescendre.

À nouveau, il remarquait les restaurants à moitié vides, les quelques courageux en terrasse et, partout, dans les regards, ce jeu de méfiance, de confiance et de bienveillance.

Tous. Se rassurer avec ce que nous étions.

Pour continuer.