Depuis qu’il était
rentré de ce long périple à travers Paris, toutes les tâches qu’il s’était
promis d’achever, chez lui, étaient restées en suspens. Plus aucun des objets
qui l’entouraient n’avaient vocation à être déplacé, classé, rangé, jeté. La
vision de l’inachevé constituait le rempart qu’il pensait avoir réussi à
dresser autour de lui pour que sa propre conscience inspecte un autre lieu où,
il ne voulait pas cesser d’y croire, il trouverait le moyen de reconquérir son
envie de vivre. Il connaissait bien, désormais, les signes précurseurs de ses
crises d’angoisse, et il fallait s’y préparer, car il venait de vivre une nouvelle
agression. Les blessures allaient se rouvrir. Béantes. Il constatait déjà son
extrême fatigue après seulement deux nuits d’insomnies, l’impossibilité de se
nourrir, l’affaiblissement du corps. Il s’était acheté quelques fruits. Toutes
les heures, il avalait une tisane apaisante.
Les sirènes qui avaient
témoigné toute la journée que par ici aussi on évacuait des corps entre vie et
mort ne cessaient de lui rappeler celles qu’il avait entendues cette nuit-là sur
un petit balconnet donnant sur les toits de Paris, pensant soulager le
saisissement, au froid, cherchant à comprendre ce qui se passait, recevant
chaque minute des messages terrorisés de chaque membre de sa famille lui
intimant l’ordre de rester sur place. Il pensait à ces décisions prises. Rester
ici comme partir maintenant était aussi peu cohérent que ce qu’ils avaient
choisi de faire pour occuper ce temps invraisemblablement long. Il réalisait
qu’il était encore en état de choc et, tentant encore de se concentrer sur ce
qu’il avait à faire, il ne cessait de se répéter qu’il fallait d’abord réussir
à dormir, d’abord, réussir à manger, d’abord, se remettre à marcher.
S’il remarquait que
le comportement des commerçants et des passants avait changé, c’est aussi parce
que sa propre attitude venait de connaître un bouleversement. Il levait la tête
plus en amont. Il y avait une soudaine méfiance, puis, beaucoup de bienveillance
dans les regards rassurés. Parfois même, un sourire. Ces regards n’étaient
consignés dans aucun des manuels qui enseignaient nos lois, nos libertés,
celles des autres, et si deux combattants s'étaient retrouvés face à face en
concluant que l’un des deux allait mourir, c’était que le temps leur avait manqué
pour analyser les solutions qui auraient pu empêcher la mort d’un autre. Nous
sommes pourtant tous les combattants d’une même vie. Il se disait que ses
nouveaux regards ne révélant que l’émotion d’un être tout entier allaient
permettre que le désir de vie se propage, lentement, dans un rayon suffisamment
large pour que la nature sociale emprunte le chemin sur lequel se formerait la
bienveillance universelle de l’humanité.
Il sait pourtant que
la mort est saisissante. Que le degré de conscience de celui qui sait qu’il va
mourir se perd dans l’impossibilité d’en retraduire l’existence. Il sait que
tout peut exploser. Qu’il y en aura d’autres. Ce que les images ne disent pas.
Ce que l’on pense lorsqu’on est face au danger et que des hommes abattent votre
voisin, que vous entendez les derniers râles sans pouvoir crier, sans pouvoir bouger,
que vous vous sentez soulagé que le hasard en ait choisi un autre. Il regardait
les murs des immeubles et pensait aux corps déchiquetés par les bombes. Aux
traces. Au sang. À l’absence de preuves en vie.
Ce Paris-là, à cette
heure-là, était inhabituellement vide. En temps normal, il y avait toujours sur
les marches un concert d’amateurs. Un public se formait spontanément. Il était
essentiellement composé de touristes, mais quelques parisiens du quartier se joignaient à la foule, aussi pour prendre un peu l’air frais de la butte, et admirer l'imprenable panorama. On pouvait voir sans trop réussir à
les distinguer presque tous les monuments de la ville. Il y avait tout de même
les vedettes les plus saillantes, facilement reconnaissables : la tour Montparnasse et son jeu de
lumières ; la tour Eiffel que l’on n’apercevait qu’à un endroit très
précis devenu le rendez-vous des cœurs sensibles ; Beaubourg ; le
ciel. Des revendeurs en tout genre tentaient de refourguer toutes sortes
d’objets clignotants qu’ils envoyaient haut au-dessus de nos têtes, des lasers
qui pouvaient frapper des façades d’immeubles parfois très éloignés. Les mieux
équipés vendaient des bières fraîches. Ce soir, seuls quelques passants se sont
aventurés dehors. La grille principale de la basilique est fermée. On ne peut y
accéder que par une autre entrée, sur le côté. Ceux qui n’y ont pas prêté
attention déposent un bouquet de fleurs et, sur le perron, un guitariste s’est
installé, non pour y faire la manche, mais juste pour écouter sa propre
musique. Une musique d’Amérique du sud.
Revoir le paysage
qu’il connaît par cœur avec les bâtiments publics non éclairés. C’est ça, le
deuil. Le noir immense. Le recueillement. Accepter que malgré ces centaines de
morts, de blessés, d’atteints dans leur vie familiale ou amicale, il faut rester
attentif aux signes qui marqueront désormais l’humilité de tous face au danger
de vivre.
Dans ces lents
mouvements de l’âme, la brutalité ne résout rien. Ce qui vient d’être détruit ne
sera jamais reconstruit à l’identique. Déblayer les ruines. Faire place à autre
chose. Il n’y a plus que le souvenir de ce qui est perdu.
Face à l’humanité amputée,
il commençait à s’en vouloir de ne plus penser qu’à son propre deuil.
L’agression rappelait bien une autre agression. Et il pleurait, car les
symptômes étaient toujours aussi douloureux.
Ici, la nature lui
parlait.
Fumer une cigarette.
Écouter le silence.
Le vent, se lever.
La pluie, de plus en
plus franche.
La fatigue de la
marche cumulée à l’épuisement de la prise de conscience.
Il pouvait
redescendre.
À nouveau, il
remarquait les restaurants à moitié vides, les quelques courageux en terrasse et, partout, dans les regards, ce jeu de méfiance, de confiance et de bienveillance.
Tous. Se rassurer
avec ce que nous étions.
Pour continuer.