Friday, May 28, 2021

Jacques Abeille

J’essayais dans ma tête de raccorder les épisodes dont j’avais encore à tracer le récit, ou bien je m’efforçais de déchiffrer des correspondances dont le fil me semblait courir sous la suite de mes aventures et se dérober à toutes mes tentatives pour le saisir ; j’allais même parfois jusqu’à me figurer le livre achevé et à spéculer sur le sort qui pourrait être le sien dans le monde. Mais la pente la plus constante de mes réflexions me ramenait à un unique et insoluble problème. Je sentais le désir de doter ce que j’écrivais d’une épaisseur ; je ne voulais pas qu’il fût l’impression ou la matérialisation d’un discours tout uniment filé, mais qu’on y sente l’ombre, la résonance, l’opacité énigmatique d’une chose. Or, je ne pouvais me résoudre à aucun artifice en faveur de cette exigence dont j’ignorais le fondement. Ce refus de mise en œuvre me venait peut-être de ma grande paresse naturelle qui me poussait à me contenter, en ce qui concerne la qualité de mes récits, de vœux pieux. Il me venait surtout, me semblait-il, du sentiment très puissant qu’une vérité dévorante et insatiable était là en mouvement, sur laquelle je n’avais aucun droit. Ainsi me trouvais-je condamné à brasser des exigences paradoxales auxquelles rien ne me permettait de satisfaire et je ne souffrais aucunement de leur incessant retour parmi mes pensées car celui-ci m’apparaissait toujours comme un état fécond. Au reste, lorsque, l’après-midi, je me retrouvais seul face au papier, ces rêves se dissipaient tout à fait pour ne laisser place qu’à un durable et sautillant bruissement de plume. J’en vins à les considérer comme une sorte de tissu neutre qui n’entrait aucunement comme constituant dans la tâche qui m’absorbait mais dont la fonction était de me protéger de leur feutrage en m’isolant de tout. C’était comme une rumeur nécessaire à un certain silence. Et alors, vraiment, rien ne pouvait plus m’atteindre.

Wednesday, April 7, 2021

Nicole Caligaris

La clarté commence à ras de terre, la leur était bleue, ils y avaient cru. Ils étaient partis, dans ce paysage de sable et de cailloux, comme ils étaient, sans chaussures dignes de ce nom, épuisés, sans emporter à boire. Ils avaient aperçu les points flous des 4 x 4 de la compagnie minière. La brigade. Les hommes de sécurité parcouraient la voie ferrée. Ils avaient suivi le cap. Ils s’étaient postés pas loin des rails. Quand ils avaient entendu venir le train, ils avaient démarré, avec leurs claquettes aux pieds, l’un derrière l’autre, ils s’étaient mis à courir, noirs encore, chauds, lancés par leur noyau en fusion, alors que leurs membres n’en pouvaient plus, que la course les pliait en deux, qu’elle leur pinçait les narines pour en aspirer le dernier souffle, qu’elle leur faisait remonter leur fil jusqu’au va-tout de son origine, jusqu’à l’instant de leur naissance, de leur chute dans l’atmosphère, de l’apnée et de la toux d’apocalypse qui allait avec, ils avaient attrapé le train de la compagnie minière, sans doute que la nuit avait flanché un instant, que le ciel à peine fait les avait désirés pour de bon, à ce moment-là, assez proche encore de ses minuscules drageons pour les arracher des cailloux, au moyen de leurs propres cuisses qui avaient trouvé la dernière force de faire le bond, de leurs propres bras dont les poings s’étaient accrochés aux échelons du wagon et qui avaient réussi à tracter leurs quarante kilos d’homme à bout, pendant que la brigade qui devait revenir n’en était pas encore à cette cote de la ligne, c’était par ce coup impossible que le ciel les avait portés, qu’il les avait allongés, sur le chargement de bauxite, contre sa propre peau et c’est là, imprégnés de minerai rouge, secoués comme des jujubes, roulant vers leurs prochaines minutes dont rien n’indiquait la durée, que la mort leur était sortie du ventre, par un rire pyrotechnique, flambant le feu, soufflant le soufre, et c’était dans ce rire que leur œuf à deux germes avait pris, avec à l’intérieur son centre divisible, son ballot de matières, ses hélices, ses mailles, son modèle à deux cœurs dont pas un ne serait sauvable mais qui pompaient, à cette minute, le même pa-poum.

Thursday, April 1, 2021

Chroniques de l'invisible - 452

Ce n’est pourtant pas aussi simple qu’une tacite reconduction. Ou pour toute la vie. Imagine, un jour. Tout simplement. On se détourne. On n’y pense pas vraiment. Ah tiens oui ce n’est plus là. Je te dis que c’était rouge avant. Des bribes. Des jours qui passent devenus jours passés. Tous les protagonistes, regards gênés. On a beau le savoir. On a beau s’y attendre. Ça fait son effet. Jamais véritablement le même. On en est là. On est là. Il aurait pu nous passer un petit coup de fil. Tendus à présent, à devoir expliquer, dans cet univers où chaque bâtiment, chaque tour, le moindre trottoir, au loin des champs, pas si loin, une place, naturellement, sinon on ne peut pas se retrouver. Il suffit de quelques détails, l’image incrustée au coin de la pensée. L’entre-deux, comment dire, prolongé. Ce petit air de découverte envahissant l’expression. Il est si heureux. Il ne veut plus partir. Cette fois, c’est plus difficile. Habituellement on y pose des options. Je pense assez spontanément : on verra bien. Je demande : qu’est-ce qu’il y a ? De la tristesse. Et quoi de nouveau ? De la résignation. Constater. La réalité. Ce sera « l’en travaux », oui, plus long que prévu. Un lourd dossier est arrivé hier. Certainement criminel. C’est toujours criminel avec lui. Il contient l’étape importante. Pour l’intrigue, essentiel. On dira : ah c’est pour ça ! Terrible. Ces vagues qui toutes annoncent, dénoncent, renforcent, détruisent. Je pense à « tous ces avrils de ma vie », à toutes ces traversées. Il n’est pas temps de tout relier. Plus que jamais, les Nornes relancent la corde d’or. Même si j’aime quand il manque des mots. C’est si beau de le voir se baigner dans le plaisir. Je lui donne, je ne peux pas m’en empêcher, c’est sans doute cela, pour ces quelques minutes d’intensité, je dois lui dire, l’émotion est si forte, il ne saisit pas, il y a un point final, la corde d’or, ça commence par « c’est terrible », je veux que cela s’imprime en lui, dans sa propre difficulté, lorsqu’il plongera son regard dans le paysage où rien ne semble bousculé, je veux qu’il m’emporte, qu’il emporte cela de moi, de toute évidence, il n’a jamais entendu une telle révélation, de cette manière, « si l’on se reverra un jour ».

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Wednesday, March 31, 2021

Chroniques de l'invisible - 451

Ça passe par là, des images furtives d’une part, tenaces de l’autre, à croire qu’ils ont tous lu le même manuel d’exclusion, à moins que ce ne soit moi, à la fois comment veux-tu que je supporte une chose pareille, que je participe, c’est hors de mon champ de vision. C’est toujours une question de ton, le ton qui gère, le ton à qui on ne la fait pas, qui appelle les puissants, qui donne son avis. Pour arriver de n’importe où à n’importe quel moment. Un geste suffit et tout s’applique. Entouré de caméras. Cinéma de l’ombre. Et la liste défile, ça défile à longueur de temps, les dissonances telles entre les discours que l’un efface l’autre, c’est ce qu’il croit, plutôt que de mettre en débat, de toute façon il faut bien que quelqu’un décide, autant commencer par la décision, cette petite porte d’entrée, ce rappel incessant, motif presque d’une raison d’être, nous on passe le reste du temps à réparer, cette blessure dans le corps, invisible, inaudible, mots échappés, mots contournés, tellement porteurs de sens. Un brouillon de nous-mêmes, réitéré. Ce qui est fantastique, c’est le décalage, qui se traduit par ce qui nous vient immédiatement lorsque tout continue de dériver. Ce pourrait être cela, finalement : traduire en langage littéraire, en outil littéraire, ce qui tente de se reproduire de l’autre côté. En face. Avec un décalage, donc, très léger, évoquant peu mais bien (nos services sont au taquet). Cette technique a été élaborée dans les temps anciens. À l’époque, il fallait quinze moines et trois chevaux. Ça ne rend pas l’exercice plus aisé car nous avons toujours conscience de notre effectivité. J’allais dire : nous aussi. Nous autres. Ceux qui sont censés appliquer bien sagement. Ce n’est pas cela, l’actualité. L’actualité, c’est ce que cela provoque dans le corps lorsque le discours nous semble grossièrement emphatique. On se souvient du « Nous tous. Nous. Tous ensemble. », au milieu de la page, de la parole qui ne sera jamais volée. Ce que cela traduisait à l’époque, c’est que rien n’avait réussi à nous retirer (encore) notre pouvoir de tout changer, de changer la donne, de tout renverser. Pour y parvenir, je n’ai rien modifié : même combat. On ne dévoile pas la stratégie et on continue d’agir. Seulement, voilà : aujourd’hui, c’est très légèrement différent. C’est possiblement immédiat. Oh, allez-y, fouillez. Content même que l’on se retrouve face à face. Le même constat. A priori, rien à se dire. Le seul lieu où l’on ne peut formuler aucun regret. Désolé, mais je viens à nouveau tracer au même endroit comme on marque un territoire en urinant. J’ai vu ainsi passer des guerres, des lieux, le strict nécessaire. Pas de détour. Droit au but.

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Tuesday, March 30, 2021

Chroniques de l'invisible - 450

Cet exercice-là pour lequel je n’ai jamais préparé personne n’a pas vocation à tirer des conclusions, mais plutôt à maintenir l’axe réflexif en tension en sollicitant la mémoire qui s’accommode assez aisément des trous pour structurer un arrangement offrant aux versions que l’on se raconte une bonne tenue. Si je prends tout cela au pied de la lettre, c’est un peu comme un permanent retour de vacances. On redécouvre le décor. On imagine que les objets n’ont pas bougé de place. Et pourtant, on ne reconnaît rien. Cela me fait dire que ce qu’il y a de vie en nous n’est pas très exactement calé sur les mouvements qu’on suppose merveilleusement réglés. Côté sensations fortes, on a été servi. Une véritable purge. C’est qu’il y en avait à passer. Tout se met magiquement en suspens, puis c’est l’éveil. Ça circule. Il faut que ça sorte. C’est sorti. J’ai bien cru ne pas réussir à en venir à bout. Commission d’urgence. Pas de hurlement. Plutôt calme. OK. La situation n’est pas pour me déplaire. Je sais qu’il y a un ordre. Tout se met en ordre. L’opération est délicate. À cause d’une stupide deadline avec de stupides critères. Grille de lecture. C’est la seule solution. La seule pour cette fois. Faire résonner les mots peut-être. Responsabilité. Il n’y aurait plus qu’à vider. Si ce n’était pas si dangereux, je n’aurais pas tout codé, dès le début. Infranchissable. La clé d’un plaisir constant.

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Monday, March 29, 2021

Chroniques de l'invisible - 449

J’aime bien la plan « analyse des données », pour la première fois « à cheval ». Tiens, y’avait longtemps (pas si longtemps) que je n’avais pas mis en place une stratégie pour déjouer l’esprit. Oui, on fera quelque chose d’automatique, et surtout de systématique. Comme ça, pas besoin de réfléchir. Tous les jours, paf. Tous les jours, paf. Ça tombe. On se met en quatre pour que ce soit fait. Transport des archives. Quand justement cela n’a plus rien à voir, qu’il s’agit de ne pas essayer de plier le temps en quatre. La joie simple de la nouvelle ère. Les ordres. Laissez tout en plan. Surtout les gros dossiers. On s’en fout.

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Sunday, March 28, 2021

Chroniques de l'invisible - 448

Puisque tout est parti de la notion d’ascendance, de ce jour où je m’étais dit : « c’est une manière d’isoler mais pour mieux tout voir et mieux ressentir », avec ce qui comble tant, si heureux, admiratif aussi, c’est la douceur, bien sûr, la reconnaissance, ce qui se dit avec beaucoup de délicatesse, cette évidence, ce qui a été pris et continue, un peu d’ivresse, l’idéal dont j’ai douté, pensant que je construisais avec les moyens qu’il ne se réalise jamais ou qu’un autre soit masqué par le discours. Il fallait refuser le modèle préétabli, oui, refuser, pour d’autres exigences, mieux placées. Évidemment que la tentation est admirablement forte, où il n’y a pas de premier pas qui compte. Cela se fait, premier retour, tout comme un premier jour. Je me moque bien dans cette intensité de ce qui était prévu, le plan retourné, il n’y a pas de retard, emporter simplement, on verra bien, le même effet au plus sensible, la fois où je l’ai découvert, c’était dans une autre langue (je ne cite jamais mes sources), le temps de s’habituer, on pourrait avoir peur de ne pas comprendre, de se trouver piégés, de ne pas savoir si on aime ou pas, il y a des repères, c’est pourtant simple, un petit extrait qui conduit, sans heurt, je ne voulais pas que cela s’identifie mais je voulais lui rendre hommage, j’avais conçu d’abord le lieu d’où tout émanerait, passage à l’acte, une seule méthode à adapter, nous étions fatigués d’avoir raté un épisode, pouvoir rater, nouvel ordre du monde, à l’instant même, devant la fresque, sans se hâter, se dire qu’on en sortira bien de cette boucle, le mieux c’est le hasard, je l’ai vécu, exceptionnel, quand cela porte tout, que l’on peut s’arrêter pour le plaisir de s’observer. Une fois passée la tentation de tomber dans le circuit dominant, l’adresse est mieux ciblée, dans la pensée ou ailleurs, rassure, non par sa clarté mais par cette échappée que nous venons nous autoriser, ce qu’il manque cruellement dans d’autres milieux d’où l’on ne veut pas sortir, dépendance ou addiction, si proches de toute façon, revenir au même, s’interdisant l’inconnu. Toutes ces histoires s’entremêlant, constituant des motifs. Sûr que c’est une lutte, une lutte qui n’engage rien d’autre que nous-mêmes. Merveilleux, devant le grand bâtiment, j’ose à peine entrer. Se remettre au présent.

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Saturday, March 27, 2021

Chroniques de l'invisible - 447

S’il est question de s’avancer, dans le silence, pour éviter d’avoir à toujours reproduire sans jamais se soucier ni de l’impact ni de ce que cela sera après, justement, lorsque le calme sera revenu, c’est qu’il se décide une voie décalée, on ne faisait pas cela de cette manière, on racontait, c’était simple, presque rien à rajouter, ah ! ce plaisir, renouvelé sans mesure, peu d’indications, à peine, effleuré, sans ralentir mais en diminuant, comme on dit, poco a poco, sospiroso, pour faire, plus délicat, apparaître ce dont je désire l’expression, de tout ce qui reste, sans violence, cela ne peut pas être constant ou alors je serais en train d’élaborer, de contrer le mouvement naturel, inutile de se mentir, c’est ainsi, cela n’a rien à voir avec le fait que je me suis organisé pour que cela soit possible, même si j’aime que l’option génère une grande partie, il faut du vide à cet endroit-là, et étrangement j’ai commencé comme ça, tout est vide, précisément, j’ai cessé d’essayer de comprendre comment cela travaille, ou plutôt, ce que j’ai compris, c’est qu’il fallait ce laisser-faire, de toute façon, c’est enclenché, les détails se joignent les uns aux autres, se confrontent, se distinguent, s’installent ou partent, ou se diffusent. Le plus important sera d’être là quand il le faut et non avec ce que j’aurais dû ou ce que d’autres (souvent imaginés), ce que j’aurais cru que d’autres (imaginés), attendaient de moi. La place pour cela est bien plus vaste que ce que l’on croit. Évidemment qu’on se prépare. Rares sont les surprises à moins d’un piège ou d’un contrôle inopiné (ce qui est presque identique). J’imagine donc que cette attention va se redoubler et ce sera terrible. Le « trop tard » sonnant le glas de tout. Il ne faut pas m’en vouloir. Je voulais me mette à jour, façon journaliste stagiaire payé au lance-pierre faisant son job pour assurer la mondanité de son milieu. Y être brillant. Facile. Apprendre deux trois phrases par cœur, lire deux trois infos récentes, rajouter « particulièrement en ce moment », s’excuser si la situation dégénère d’être un peu chamboulé (prévoir à ce propos d’arriver mal peigné) et bien sûr rire démesurément de tout même si l’on ne comprend pas. Parce que ce qui a provoqué un conflit, jadis, c’était de se voir a posteriori, comme jugé, comme grossièrement caricaturé, on n’aimait pas que l’un d’eux se défausse sur le reste de la grande communauté qui jusqu’à ce jour n’a fait que s’aimer, alors que désormais c’est se voir a priori, avant même l’action, le fameux « avant tout », plein de tous ces corps d’ombre, de ces désirs, de ces évocations.

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Friday, March 26, 2021

Chroniques de l'invisible - 446

Oh, il n’y a jamais de hasard pour ces choses-là. Et puis, j’avais à aller vers le pire pour que la réalité passe. Comme une lettre à la poste. Pas tant d’indices que ça. On n’a pas eu le droit d’entrer avant qu’ils ne retirent tous les corps. Plus tard, on nous expliquera. On nous donnera une version. Résultat d’enquête. Y compris le témoignage des voisins. On ne les entend pas d’habitude. Non, non, justement. C’est ça qui est perturbant. Ça n’a pas crié. C’était à cause de l’heure, ou des bruits. On ne les entend jamais mais on l’identifie tout de suite. Le corps qui tombe. Un autre corps qui tombe. On ne sait pas trop. Des meubles projetés, des bris de verre. En tirant sur la nappe, peut-être. Ou la télé. Étrangement long. Le corps paniqué, frappant le mur, le sol, les murs. Assourdissant. Puis rien. Il m’a dit : y’a quelque chose de pas normal. Tout cela qu’il faut reconstituer après. Longtemps après. Car la première fois qu’on entre, une fois autorisés, il n’y a presque rien. La lumière douce. Le livre avec son marque-page. Ça sentait la lessive fraîche. Des meubles bousculés. Puis, on voit tout ce qui a été brisé. Au cœur de l’histoire, désormais, parce qu’il y a eu un tournant dans l’édification, une sensation nouvelle, partagée, de ce que l’on reconnaît seulement d’une douleur passée, un flash de la mémoire corporelle.

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Thursday, March 25, 2021

Chroniques de l'invisible - 445

Le dossier criminel est pas mal dans le genre. Il est habitué, finalement. Passant sa vie à répondre aux questions. C’est r’parti. Il lui a donné un cachet pour qu’elle s’endorme ou qu’elle se calme. D’où ça vient, personne ne le sait. La drogue fait flipper tout le monde dans le couloir. L’alcool, moins. Prostitution, au bord du tabou. C’est pourtant clair. Les trois éléments font partie du portrait dressé au fur et à mesure des interrogatoires, de plus en plus musclés, au moins dans la parole. Il se prépare pour une vie de foyers, de transferts, ses affaires vite jetées dans un sac. Lui, sa méthode, c’est les photos et les cartes postales. Accrocher dans sa chambre, c’est chaque fois s’installer. Ça dure plus ou moins longtemps. On appelle ça la chambre parquée. Tout seule tranquille, douche individuelle. Normalement, c’est transitoire, mais y a plus de transitoire depuis longtemps. Sur le règlement, c’est joliment écrit. Le projet aussi, formidable. L’enfant n’y restera que vingt-quatre heures. Comme le couloir. Maximum quelques semaines. Pour certains, ça fait des mois. Bientôt des années. Que ça dure, que ça dure, que ça dure. Quand on le voit comme ça dans l’instantané du temps. L’émotion est intense mais on arrive à se décoller. Suffit parfois de fermer une porte, de juste être de l’autre côté. Après tout, c’est normal. Tristement normal. S’imaginer ensuite ce que ça fait. Depuis l’âge de quatre ans. Quand t’en as onze. Que tu sais parfaitement ce qu’il faut faire pour que le daron pète un câble, que les voisins appellent les flics, ce qu’il faut dire pour être emporté direct, ce qu’il faut dire pour être maintenu, rendez-vous médical, rendez-vous psy, rendez-vous juge. Sur le chemin, jamais la bonne personne. Ou celle qui ne serait pas là pour un remplir un dossier. Pour que ce soit le sujet, justement. Ce qu’il n’y a pas dans le dossier. Ce qui ne peut pas y être, donc. Que rien ne peut contenir. J’entends des cris dans ma tête. C’est désolé, inhumain. Des notes sans doute, toujours les mêmes, et ce que je fais depuis toujours peine. Alors, refais, recommence. Ah, ça oui, recommence. Comme des sauts dans le temps. La terreur, c’est de le voir tous les jours, de croire que c’est tous les jours, de croire que c’est depuis toujours et pour toujours. Ce n’est pas compliqué. Tu apprends puis tu sauras. Mais ça n’apprend pas. Pendant de longues années. Je ne peux pas faire autrement que de devenir l’insurmontable implanté dans le langage, car c’est comme ça qu’on est sculptés, par les mots, par le ton et donc si ça hurle, c’est que quelqu’un est venu hurler. Ils s’y sont mis à plusieurs. Collectif de l’engrenage, et l’océan derrière, ruminant. J’avais peur. Dans ses bras, j’avais peur. Trois ou quatre ans. Toute l’histoire dans le regard, dans le silence. Et il m’a répondu : je ne sais pas. La phrase qui tente de faire taire le doute. Se tromper, encore, même pour ça.

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Wednesday, March 24, 2021

Chroniques de l'invisible - 444

Il a fallu extraire dans la matière. L’erreur est de s’être laissé dépasser. Cela ne dure pas très longtemps. C’est tout de même très émouvant. La terre, exactement comme elle est. Aucun filtre. J’interviens uniquement pour quelques ajouts. De temps en temps. Pas grand-chose. Des petits rappels. Oui, ça parle encore, ça tape aux portes, la situation n’est pas réglée, il y a des enfances sacrifiées, des motifs qui ne peuvent pas se taire, qui reviendront parce qu’ils marquent la peau, provoquent des images qui ne font que rapporter à chaque fois ce qui fut insupportable de voir ou d’entendre. Des phrases complémentaires, en quelque sorte. Ce serait une mauvaise question que d’en interroger la manière. La preuve est là, sous mes yeux. Je laisse tout cela s’exprimer, sans effort particulier parce que je sais où tout cela me conduit. Retraverser. L’intolérable. Tenter la version qui s’approche, mais on ne s’approche pas, ou alors on s’approche avec pudeur là où il n’y en avait aucune. Ce qui se déroule est ce que je m’autorise, un double regard, comme avec la question de la courbe, si actuelle. Ça se resserre. Je dois dire que j’étais particulièrement touché que cela coordonne ici aussi. Ici, dans mon laboratoire, lorsque je sors de cet « au jour le jour », pour travailler le style. Bien sûr qu’il n’allait pas y avoir ce qui a échappé. Amputé. Nécessité de tout recomposer, à partir de sensations premières. Les plus importantes préoccupations, reléguées dans le corps. Elles reviennent. Cela signifie que l’outil, quand il a été mis à l’épreuve avec ce qui s’accumulait s’agissant des obligations, a tenu. La seule faille que je redoutais de revoir défiler ne fait rien d’autre qu’interpeler. C’était au moment où je détournais, si rapidement, que je ne voulais rien oublier de cet impact, d’avoir en si peu de temps fait un tout autre portrait que celui qu’on lisait dans le dossier criminel. Ce n’était pas la bonne personne, encore une fois, qu’on nommait responsable. Et sans surprise la victime n’était pas entendue.

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Tuesday, March 23, 2021

Chroniques de l'invisible - 443

Il est impressionnant toujours d’être à nouveau devant le paysage où tout a commencé, grande plongée dans cette forme alors que l’horizon m’avait semblé obstrué. C’était une solution parmi d’autres, ou bien la seule, la seule disponible ici avec ce corps abîmé, la seule sur ce chemin-là, loin d’un premier idéal, après ce long voyage, je me voyais n’avoir fait tout cela que pour presque mieux, presque seulement. Avec cette impression d’arriver sur une terre de cendres. Parfums hostiles. Arbres calcinés. Tout avait disparu. Le rythme de ma respiration commençait à s’emballer. Terrible silence. Et cela qui m’observait, mécanique, quand il n’était plus nécessaire de me demander à quoi je m’attendais. C’était pourtant simple à comprendre. Et puis, ce ne serait peut-être pas si différent, dans l’impression, si tout se reconnaissait, si tout se continuait. Bien sûr qu’il y a dans tout cela du commun, des visages incrustés dans les mots, sordides. La trappe s’ouvrant sur le réel. Ce n’est pas mort. Ce n’est pas triste. La musique assourdissante d’une guitare saturée. Je lui avais dit : comme une trompette déchirant le décor, fendant l’air, et dessous, ce ne sont rien que des tambours obligeant à garder le tempo. Il avait cru qu’on le laisserait tranquille. Qu’il serait maître de son invention. Pauvre égaré. Avec tout ce que nous sommes devenus. Et cette lutte, en interne, pour savoir qui serait là ce jour-là, prêt à l’accueillir, pour le soumettre, transfigurer après l’accord, on nettoiera, folie, quelques souvenirs autorisés, sinon ils nous claquent dans les doigts, on leur fait croire que c’est pour leur bien, balancés à vive allure, pas d’arrêt, les mots savamment bombardés, il se penche comme les autres. Cela comme il dit qu’il croit mécanique. Alors la lèvre supérieure se relève, les yeux injectés, menaçants. Vivants. Comme une bête sortant de terre. De toute façon, c’est trop tard. Le mouvement emportant tout sur son passage, de la boue, de la lave, puisque tout vient remplacer ce que je ne sais pas faire, ce qui a résisté en plein désir, puisqu’il est vrai qu’on s’en redresse, le motif sombre envahissant parce qu’il faut aller aussi loin pour se rendre compte maintenant que je sais, je n’étais pas venu pour rien, missionné, vous effectuerez des prélèvements, sur le vivant, pour aller contre la langue qui tue, qui minimise, qui réduit tout, vulgaire, nous serions codifiés, programmés. C’est oublier combien c’est plus complexe, ou plus fondamental, ces auras se rencontrant, se télescopant, s’orientant, se mobilisant. Cela reviendra par le brassage. Inutile de forcer. Ce n’est pas un métier. Pas d’horaire, pas de salaire. Pas ceux de l’ordinaire.

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Monday, March 22, 2021

Chroniques de l'invisible - 442

Je sais très bien que pour réussir, je dois commencer à inverser, puisque c’est la technique principalement utilisée. Tant pis si je dois sans prévenir mettre fin, si cela reprend sans prévenir. De toute façon, il n’y a pas l’attention requise. Trop vite trop tôt trop nombreux. Ou tout simplement toujours et encore se demander de quel droit. Mais là où c’est passionnant, tout de même, quand on arrive d’abord sur la pointe des pieds et que la porte s’ouvre d’un coup, hurlant dansant avec toutes ces priorités qui tombent. Tous les jours, depuis que tout cela a commencé, je me demande quand est-ce que je m’autoriserai à intervenir dans ce déroulé. La cloche qui sonne au milieu du mystère. Puisqu’il faut se préparer, à changer, à se métamorphoser encore, dans l’antichambre du souvenir où tout revient comme des feux follets, c’est fantastique, images-génériques, à longueur de temps. L’inspecteur entre, furieux : « Il avait dit qu’il y avait une méthode, une logique, une suite, un résumé, des épisodes clairs qui ne déstabiliseront pas le public. RIEN ! RIEN DE TOUT ÇA ! » Ben oui, rien de tout ça, parce que la méthode, la discipline, au début, même si cela me conduit à traverser des nuées, c’est pour tenir le galop, là, tu vois, le petit signe qui montre où il faut aller, qu’on suit aveuglément, c’est forcément bon, je veux dire, ça fera du bien, soleil plein les vitres, oui, la règle est très simple (protocole sur la table, stabilo, tableau des effectifs, liste des exceptions — mises à jour, plan de formation « webinaires ternaires la nouvelle ère pour changer d’air », codes de sécurité globale évidemment renforcés sinon c’est encore l’autre qui va nous faire le coup des russes, merde, le protocole, on ne peut pas, impossible, mode avion je passe sous un tunnel) et après c’est la fête, on voit les corps danser sur des musiques disco. Ce ne sont plus des ombres. De vrais corps. On pourrait croire qu’ils ont bu mais il n’est que dix heures du matin. La manière n’est pas à discuter. J’ai laissé tous les dossiers compromettants à la maison. Le mystère, c’est justement là qu’il est, comme entre les lignes, entre les dossiers. Si cela me permet de gagner du temps. Je suis preneur. C’est un peu déstabilisant, mais c’est un peu cela, la littérature. Ça ne peut pas se laisser de côté. Ça vient nous appeler. Tout ce réseau d’influences qui se faufile dans les interstices, là où l’on croit qu’il ne pourrait rien, qu’il n’aurait plus de place. Depuis le temps que je pense à la rénovation. Accepter que tout soit tronqué, à nouveau. À travers cela se calcule un autre espace dans lequel ce qui sera alors envisagé est déjà en travail. Cela fait taire quelques inquiétudes quant à toutes ces pistes lancées. Elles n’ont finalement jamais rien fait dériver. Elles sont le fil de la pensée.

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Sunday, March 21, 2021

Chroniques de l'invisible - 441

J’imagine qu’on s’arrange tous avec nos histoires personnelles, que le point de vue a son importance. Après tout. Si les sensations reviennent. Je dirais souvent. Grosse voix au réveil. L’hurlant. J’aimais bien au début y voir des personnes engagées qui arrivaient tôt partaient tard sacrifiaient des vies de famille. Attaché à ce côté romantique auquel je croyais qu’on faisait attention quoi qu’il arrive dans la vie, quels que soient les accidents de parcours. On pouvait donc entretenir le jugement. Ça devait payer. Peut-être le manque d’abord que j’identifiais aux âges, quand rien n’est là pour rassurer. Le ton de la voix était déjà une violence. Que ça gueule tout le temps. En journée, on s’y fait. Pas normal, mais on s’y fait. Le matin, c’est monstrueux. Les corps qui passent. Des prisonniers. On se passe de l’eau sur le visage. La douleur dans la main, elle, n’a pas dormi. L’effort est immense de se souvenir. On aimerait que la nuit ait tout effacé. Que chaque jour soit un nouvel essai. Ce serait le moyen de ne pas entretenir, mais tout vient rappeler. Puis, ce sont les mêmes espaces à partager. La violence cohabite. Laboratoire. Plus précisément, l’histoire collée sur un mur avec des photos, des cartes postales de l’imaginaire, des dessins, des articles de magazines parfois. Dans tout ce qui semble merveilleusement réglé. Sinon, tout fout le camp. On n’est pas là pour s’interroger constamment. Y’aura des rendez-vous, des heures consacrées. Et une fin.

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Saturday, March 20, 2021

Chroniques de l'invisible - 440

Ce n’est pas si désagréable de ne pas avoir trop de temps. Cela permet surtout de ne pas prendre en compte les fameux égarements. Il suffirait de revenir très légèrement en arrière, mais ce n’est pas l’objectif. L’impression — ou l’inscription — qu’il en reste suffit. La base de ce mensonge laissant paraître toutes les contradictions. Jusqu’à l’opinion que je ne saurais partager. Quand c’est trop tard, que le fossé est creusé. La période où nous n’étions pas obligés. Argh ! S’obliger. Aimer y retourner. Le coup était osé. Comme une grève. Une grande première me concernant, sur le long terme. Je les ai vus tomber comme des mouches, à différentes périodes. D’abord, celles et ceux qui n’ont pas saisi leur chance, s’emprisonnant plus que de raison. Puis, celles et ceux qui ont abandonné en cours de route. Idem : prison.

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Friday, March 19, 2021

Chroniques de l'invisible - 439

C’était peut-être Laurent, la pire des crapules. Petit air engagé comme ça. Ce type avait toujours dans son sac des sortes de boules de combat prêtes à l’emploi. Tu l’enroules, tu vois, tiens, j’te montre. T’as remarqué, j’ai toujours un foulard autour du cou. En deux secondes, hop hop hop. Avec ça, j’peux tuer. J’aime autant te dire qu’ils la ramènent pas après. Oh. Je ne sais pas combien il en avait tapé tué insulté. Au début, je trouvais ça marrant qu’il confonde mon prénom. Ça lui donnait un petit côté j’ai autre chose à penser. Et puis, le fait qu’il m’ait parlé aussi de Ylies. C’était très spontané. L’ambiance, c’était secret défense en apparence avec déversement de l’intime au moment où on s’y attend le moins. En public, c’était efficace. Wilson : tu veux que je dise à tout le monde pourquoi t’es ici, dire comment t’étais un caïd dans la cour de récré ? Ils étaient combien à te foutre sur la gueule, lopette ? Et maintenant tu crois que tu vas faire ta loi dans le couloir ? C’est ça. Exactement ça. Toujours ça. Repasser les ronces à chaque fois. Les refranchir. Les mêmes ronces. Ce qui se rappelle lourdement depuis quelques jours. Les perversions lourdes. L’impasse. Attention. Warning. On prend un peu de recul. Sinon, c’est encore l’invasion. Il avait horreur du vide, par exemple. Le moindre trou dans l’agenda, grosse panique. Quelques plages libres pour le repos et le ménage conventionnels. Sinon, remplir, remplir, remplir. Pas manqué. Alors que la question de la liberté vient sonner à notre porte. On ne comprend plus. Les ronces. Elles sont là. On doit faire avec. Toute stratégie d’évitement est vouée à l’échec. C’est une manière de ne pas en faire un impensé. Il ne s’agit pas d’en faire le déroulé. Là où je reviens encore. Ce qui n’était plus possible. Ou quand cela ne l’était plus. Très simple. Un engrenage. Quand tout de la sphère privée est contaminé. Je dois riposter. Des années en quelques phrases, comme en plein cœur du mystère.

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Thursday, March 18, 2021

Chroniques de l'invisible - 438

Si je comptais ou si je calculais, proportionnellement, le temps d’instaurer un dialogue, puisque c’est cela que je veux. Tant de paradoxes. Occupé soi-disant à ne pas penser. Quand on sait, au contraire, ce qui se produit réellement, à ne plus supporter que cela recommence, les mêmes images en boucle défilant d’une telle allure qu’il faudrait ne pas faire pour que cela n’arrive jamais. C’est physique, c’est provoqué. Si cela s’arrête, il n’y a plus rien. Ce n’est pas du genre « je vais prendre du recul ». On ne s’en souvient pas. J’ai tenté d’en faire le relevé. Échec total. De là à ce que cela ait toujours eu lieu. Ben, justement. Je ne m’en souviens pas. Ce serait le rôle de cet ensorcellement. Je m’en rends compte un jour parce que le harcèlement me dépasse. Il a envie chaque minute. Là aussi, c’est plein de paradoxes, parce qu’on se laisse envahir, on se laisse harceler, à cause d’un besoin d’origine se déplaçant comme tout, sous influence. Sûr qu’il manque à ce stade une autre manière de formuler. L’inspecteur que j’ai engagé ne trouve rien, rien qui vaille la peine d’alerter les médias, ou peut-être cette constatation que j’aurais à reprendre, contant l’histoire. On m’avait dit : lisez celles et ceux que vous aimez et imitez-les. Le seul moyen de les approcher, de ne jamais être trop loin de cet univers créé mais dont nous sommes définitivement étrangers. Sans doute qu’il fut un temps où j’appréciais retracer ce que j’apportais à l’extérieur. Pour l’intérieur, c’est une autre affaire.

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Wednesday, March 17, 2021

Chroniques de l'invisible - 437

Ce qui voudrait dire qu’avant toutes choses, j’aurais à considérer cette appréciation relative à ce qui me rend disponible pour une autre manière lorsque l’adéquation mystérieuse se met à produire sur le corps des effets inattendus m’obligeant à ne pas taire ce réel besoin que j’ai trop longtemps (mais c’était pour la bonne cause) relégué à cause d’une sensibilité devenue acerbe avec en contrepoint un malaise assez peu défini. Il aura fallu aller à nouveau très loin pour laisser se concrétiser la nécessité d’un grand brassage entre ce qui peut se survoler en quelques minutes, ce qui se retrouve après tant d’années comme un vieux sage que rien ne peut altérer, et les différentes options lancées à la va-vite qui ont tout de même eu leur existence prise en compte réclamant apparemment d’en finir avec cette partie-là de la connaissance. Ces vertiges sont suffisamment rares pour être relevés. Le domaine s’élargit considérablement et ce retour au besoin rappelle un positionnement, une conviction, politiques. Cette nécessité de projeter est une conséquence de ce qui se met en œuvre. Elle ne s’explique que parce que je cherche dans la matière ce qu’elle s’est mise à élaborer du côté de la structure. Cela me place dans le travail à fournir sur de longs mois encore, provoquant l’analyse rapide d’un état dans le but d’en stabiliser ce qui sera le fruit de la continuité.

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Tuesday, March 16, 2021

Emile Zola

Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois, la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur… Non ! non ! plus rien n’est à moi, j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’œuvre commencée est là qui me cloître : pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermé la porte du monde derrière moi, et j’ai jeté la clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien ! 

Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante. Puis, il recommença péniblement. 

— Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joie de cette existence de chien !… Ah ! je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas deux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien ! moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh ! c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potées d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies. Simple fatalité de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… 

Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolait tout son lyrisme impénitent : 

— Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore !

Chroniques de l'invisible - 436

Si c’était cela qui se présentait vraiment, je serais prêt. Envisager un autre paysage peut-être, au risque de déplaire. Si, si, ça me plaît, mais s’il y avait un océan, une grande forêt, oui, au minimum un arbre, non, plein d’arbres. C’est là toute la différence. La raison pour laquelle j’y retourne toujours. Ça me fait rire. De voir les petites preuves qui font qu’on peut se moquer et enfreindre. C’est un peu ce côté malpoli ou plutôt non respectueux. En être là après des siècles et des siècles d’évolution. Évidemment qu’il y a du paradoxe en tout et que c’est en interrogeant la possibilité d’en voir quelques-uns s’exprimer que se travaille la limite. Ce lien entre loi et police. Je suis souvent immédiatement d’accord avec ce qui vient d’une décision collective si le groupe est sain dans son fonctionnement (et accessoirement démocratique). Sinon, je n’y adhère pas, soit en m’opposant frontalement, soit en disparaissant d’une zone que ces autoritaires aiment bien qualifier « de combat », là où ils sont en quelque sorte coordonnés pour en faire leur unique terrain d’expression. Il y en a partout, à tous les niveaux. L’idée est de mesurer dans ces lieux sans mystère (ils se révèlent ouvertement, aiment qu’on les voie souffrir peiner décider) quelle est l’étendue du terrain vague, de la terre vierge, de l’île inexplorée, là où justement s’articule ce qui génère ma passion et où elle peut vivre sans contrainte alors que tout semble ficelé. J’avais sans doute besoin de cela pour me poser la question d’une sorte d’abandon. Ce n’était justement pas en suspens. En retrait. Ce rêve lointain de la baguette magique mais c’est cela qu’il ne faut pas cacher, le labeur, lorsque le véritable paysage se matérialise par des montagnes de phrases. Ce qui n’était pas envisageable à l’époque l’est désormais à partir d’une fouille de type archéologique. Cela pourrait passer pour une maladie. Il faut le dire. Ce n’est pas un enfermement au sens carcéral. C’est juste que le monde est ici si différent que je m’y retrouve autre de fait. Je n’aurai aucun doute lorsque l’heure aura sonné. Le premier réflexe fut sans surprise un fruit de l’impatience. Parce que c’est plus fort que tout. On aimerait voir tout de suite ce qui s’illumine dans la pensée, le rêve d’un lecteur constamment inassouvi car il lui manque la clé, l’avant-goût, l’avant-scène. L’outil sert pour la pensée, parce que sinon, les mots pourraient pourrir.

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Monday, March 15, 2021

Chroniques de l'invisible - 435

Ça m’intéresse d’imaginer ce que cela serait aujourd’hui si j’avais une audience ou un lectorat à tenir en haleine. Ça manquerait de rebondissements. Et puis, dans l’univers dans lequel j’ai choisi d’œuvrer, ces manœuvres ne sont pas acceptées. Le choix, à la base, est qu’il y ait un rendez-vous quotidien. Je vois surtout à quel point une présence s’est installée. C’est cela qui compte le plus après tout. Ça n’aura pas d’autre forme et ça porte bien son nom. À l’époque où je l’avais choisi, j’œuvrais également et c’est un personnage syndiqué-journaliste qui portait ces discours. Depuis, il s’est passé tant d’années. C’est comme un village très ancien où il avait été institué des rôles. Souvent, j’appelle cette plaine désolée où souffle l’esprit, rappelant la notion de territoire et évoquant les ombres encore debout. C’est ma manière d’entrer en fiction. Toujours la nécessité d’une grande bâtisse. L’élément protecteur est donc une origine très forte, une volonté aussi qui s’impose de même que se sont imposées les disciplines que je me force de respecter. Je n’ai pas besoin de lutter. En douceur, cela glisse. J’apprécie la qualité de cette vie-là. Les seules contraintes sont celles que j’ai forgées au fil du temps. Je ne pense plus trop à l’idée que cela pourrait changer. La seule différence est qu’une anticipation a merveilleusement vu le jour. Ce qui a commencé en même temps que ce qui continue. Je me suis toujours dit qu’il y avait un ordre dans tout cela. Alors, évidemment, ce n’est pas moi qui vais contredire ce mouvement. Ce ne serait pas logique.

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