J’essayais dans ma tête de raccorder les épisodes dont j’avais encore à tracer le récit, ou bien je m’efforçais de déchiffrer des correspondances dont le fil me semblait courir sous la suite de mes aventures et se dérober à toutes mes tentatives pour le saisir ; j’allais même parfois jusqu’à me figurer le livre achevé et à spéculer sur le sort qui pourrait être le sien dans le monde. Mais la pente la plus constante de mes réflexions me ramenait à un unique et insoluble problème. Je sentais le désir de doter ce que j’écrivais d’une épaisseur ; je ne voulais pas qu’il fût l’impression ou la matérialisation d’un discours tout uniment filé, mais qu’on y sente l’ombre, la résonance, l’opacité énigmatique d’une chose. Or, je ne pouvais me résoudre à aucun artifice en faveur de cette exigence dont j’ignorais le fondement. Ce refus de mise en œuvre me venait peut-être de ma grande paresse naturelle qui me poussait à me contenter, en ce qui concerne la qualité de mes récits, de vœux pieux. Il me venait surtout, me semblait-il, du sentiment très puissant qu’une vérité dévorante et insatiable était là en mouvement, sur laquelle je n’avais aucun droit. Ainsi me trouvais-je condamné à brasser des exigences paradoxales auxquelles rien ne me permettait de satisfaire et je ne souffrais aucunement de leur incessant retour parmi mes pensées car celui-ci m’apparaissait toujours comme un état fécond. Au reste, lorsque, l’après-midi, je me retrouvais seul face au papier, ces rêves se dissipaient tout à fait pour ne laisser place qu’à un durable et sautillant bruissement de plume. J’en vins à les considérer comme une sorte de tissu neutre qui n’entrait aucunement comme constituant dans la tâche qui m’absorbait mais dont la fonction était de me protéger de leur feutrage en m’isolant de tout. C’était comme une rumeur nécessaire à un certain silence. Et alors, vraiment, rien ne pouvait plus m’atteindre.