Saturday, December 26, 2015

Vortex temporum - 5

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire, pour avoir les idées claires, mais y avait très certainement trop de trucs déréglés, alors on avait fait n’importe quoi. Le mec se tenait devant nous, toujours aussi silencieux, le froc éventré jeté en bas des jambes. Ce n’était pas particulièrement l’excitation sexuelle qui nous intéressait, mais l’excitation existentielle. Nous étions comme au bord de l’infini, prêts à sauter sans filet et sans ce putain d’élastique qui nous ramenait le pont de la vie en pleine gueule. Clairement, ce mec ne cherchait pas à nous provoquer, et pourtant son comportement continuait à mettre hors d’eux Momo et Manu qui s’étaient mis dans la tête qu’ils allaient réussir à le faire parler. L’étape suivante nous échappait. La passivité du gars ne nous incitait pas à vouloir l’humilier comme nous le faisions avec la plupart de ses semblables. Nous voulions tous entendre sa voix. Nous voulions tous l’entendre crier. Quelque chose venait d’être bouleversé. Pisser sur un mec et partir n’était plus au programme. Nous étions sur un chemin inconnu.


La probabilité que ce soit toi, ce soir-là, était si infime, que je n’y ai d’abord pas cru. Ça ne pouvait être qu’un jeu de ressemblances cherchant à me donner mauvaise conscience au moment où je m’apprêtais à vivre encore le paradoxe d’un désir impossible. Je ne peux pas être ce que tu me demandes. Mes potes vont gagner. Ma société va gagner. Je vais me remettre sur le droit chemin. Il n’y a pas de déviance possible. Je ne peux pas continuer ce qui s’est passé entre nous, ce jour-là. Je ne te suivrai plus chez toi. Tu ne pourras plus poser ta main sur mon épaule. Je n’entendrai plus tes paroles rassurantes. Nous ne chercherons plus à recoller des morceaux de passés en espérant ne faire plus qu’une seule et même vie. Nous ne croirons plus que le destin nous a réunis à l’instant-même où nous pensions que tout était écrit et que nos misères allaient nous conduire à vivre une vie de solitude. Le long baiser que nous avons échangé est devenu éternel parce qu’il n’aura existé qu’une seule fois. Cette étoile, — mon étoile —, va s’éteindre. J’attendais que tu me reconnaisses, que tu gueules « Bilal, qu’est-ce tu fous ? Arrête tes conneries ». Ce n’était peut-être pas important pour toi, ce jour-là. Ce n’était peut-être pas toi. Je ne veux plus me tromper. Ton visage ne me dit plus rien. Je sens la fièvre dans la paume de mes mains. Je ne pourrai pas te sauver. Tu n’es pas au bon endroit. Ici, c’est une autre loi.   

Ça avait commencé par les canifs menaçants passant rapidement à quelques millimètres de ses paupières. Nous voulions déjà tester ses réflexes. Momo mimait aussi de violents coups de boule pour continuer à l’effrayer. À chaque fois que le gars se reculait, quelqu’un expulsait un cri de victoire. Les questions fusaient. C’est quoi l’âge de ta mère ? Qu’est-ce que t’as bouffé hier soir ? Nous espérions encore lui arracher un mot sans passer par la torture. Il vaut mieux que tu parles, sinon, tu vas souffrir. Nous l’avons plaqué contre le mur, les deux bras en croix. Momo et Manu brandissaient leur canif. Si tu dis trois, nous te coupons la veine. Si tu dis deux, nous te coupons un doigt. Si tu dis un, nous ne te coupons rien. C’est toi qui dois choisir. C’est toi le responsable. Trois. Deux. Un. Il fallait prendre une décision. Il fallait que l’un d’entre nous disparaisse. C’était sa vie contre la nôtre. C’était lui ou nous. Le coup est parti presque tout seul.
           
On ne se rend pas compte que tuer quelqu’un, ce n’est pas comme à la télé, qu’il y a du sang partout, que le gars commence à hurler à la mort et qu’il agonise lentement, trop lentement. On croit qu’on va avoir assez de courage pour tirer dans la tête, que seulement un peu de sang va gicler contre le mur et que le moribond va s’effondrer sans rien dire. On croit que ça va être rapide, qu’on va sortir de là comme Spiderman en grimpant le long des gratte-ciels de la cité, qu’on va se retrouver là où plus aucun flic n’ose s’aventurer avec des centaines de potes entrés au paradis des killers après avoir donné son coup de poing dans la vie, après avoir été celui qui décide si toi, toi ou toi, tu as le droit de vivre encore ou si c’est fini pour toi. Le coup est parti dans l’épaule. Le mec s’est mis à hurler. Il s’est jeté sur Manu qui se débattait avec son canif. Il aurait dû s’effondrer, se blottir dans un coin, demander à ce qu’on l’épargne, mais il persistait à tenir sur ses jambes. Il tentait de nous attraper, profitait de ce petit instant de panique pour reprendre le dessus sur la situation. Les coups de canifs lui lacéraient les bras. Le sang commençait à ruisseler. On voyait son visage se déformer sous la douleur. C’était une douleur qu’on n’avait encore jamais vue. Elle était là, sous nos yeux. La vérité criante de notre crime. Le miroir de nos vies. Je ne veux pas voir ta souffrance. Il est trop tard, maintenant. Un deuxième coup est parti, presque au même endroit. C’est quoi ce bordel, putain ? C’est quoi ce bordel ? Nous vivions en direct notre échec total. Ça n’avait rien à voir avec l’idéal. Une voiture qui s’emballe et se jette dans le ravin. Elle aurait dû tomber et s’enflammer. Elle restait suspendue dans les airs, hurlant ses sirènes dans nos têtes. Le mec avait plongé par terre. Il s’accrochait à nos pieds. Le sang commençait à imprimer nos empreintes sur le sol, sur nos fringues. On le sentait monter le long de nos jambes, nous gifler au visage. Tout n’était plus que des taches autour de nous. Des traces. Des hurlements. C’étaient les siennes. C’étaient les nôtres. Nous ne savions plus.

Manu avait lâché l’affaire. Il n’arrêtait plus de dégueuler dans un coin et commençait à gémir. Momo, lui, s’était barré en hurlant putain, putain, mais putain, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ce truc ? C’était un spectre, mais il n’avait pas le visage de ce qu’on nous avait décrit. Il ne s’était pas liquéfié devant nous ne laissant plus apparaître que son squelette. C’était un corps hurlant, une âme qu’on poussait là où il n’était pas prévu qu’elle aille. C’était aussi des odeurs envahissantes. Nous ne nous attendions pas aux odeurs. Nous ne nous attendions pas à ce que la mort sente quelque chose. Ça sentait la cave, la pisse de rat, le vomi. Il n’y avait plus rien de réel. Qui a tiré ? Qui a tiré le troisième coup, là, dans le bas du ventre ? Qui a tiré le quatrième, le cinquième ? Qui a appelé la police ? Pourquoi sont-ils déjà tous autour de moi, alors que j’ai l’impression qu’il ne s’est passé qu’une seule seconde entre le moment où je t’ai rencontré et celui où le grand black m’a collé au sol, la gueule dans le vomi de mon pote ?

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Friday, December 25, 2015

Mathieu Riboulet

Les chemins de France ne sont guère plus aisés à parcourir que les chemins d'Allemagne, car si le souvenir de Valmy s'efface, il faut encore porter Verdun, il faut aussi porter Vichy. Aurais-je couché, aurais-je collaboré ? Et si j'avais été Allemand, aurais-je filé en 33, tenté de résister de l'intérieur, été déporté comme rosa Winkel, ou au contraire aurais-je été enrôlé, conduit à tuer, voire à exécuter, me serais-je glissé dans l'opportunité nazie de faire quelque chose de ma pesanteur ? Après tout, ces basses œuvres ont bien été exécutées par des hommes, c'est-à-dire vous et moi, pas par des dieux ni par des animaux — comment s'exonérer, où vivre, pourquoi s'aimer ? On a toujours plus ou moins le sentiment d'être joué par l'Histoire, alors que c'est nous qui la jouons, n'est-ce pas ? Comment se saisir du lien invisible que tissent nos consentements entre nos volontés, nos désirs, nos pulsions, et nos haines et leur expression publique, collective, historique, et comment, le cas échéant, le trancher — l'attraper d'une main, de l'autre saisir l'épée, se pencher pour le maintenir au sol, s'assurer que quelque chose rompt et continuer sa route ?

Saturday, November 7, 2015

Pier Paolo Pasolini

Si le soleil revient, si le soir descend
   si la nuit a un goût de nuits à venir,
si un après-midi pluvieux semble revenir
   d’époques trop aimées et jamais entièrement obtenues,
je ne suis plus heureux, ni d’en jouir ni d’en souffrir ;
   je ne sens plus, devant moi, la vie entière…
Pour être poètes, il faut avoir beaucoup de temps ;
   des heures et des heures de solitude dont la seule
façon pour que quelque chose se forme, force,
   abandon, vice, liberté, pour donner un style au chaos.
Moi je n’ai plus guère de temps : à cause de la mort
   qui approche, au crépuscule de la jeunesse.
Mais à cause aussi de notre monde humain,
   qui vole le pain aux pauvres et la paix aux poètes.

Wednesday, November 4, 2015

La belle allure

Les règles sont strictes : il faut arriver à l’heure à la répétition, et avoir son matériel. Là, c’est sérieux. On a trois heures pour fixer l’ordre du programme, réviser les carrures, les pas de danse et les breaks, les apprendre pour certains, tenter des vitesses effrénées. Si quelqu’un se trompe, il est rattrapé instantanément par le maître de danse. Si ça rame, on s’arrête. Il ne faut pas se tromper. On reprend.

La notion du « on reprend pour toi », si célèbre, donc, dans les milieux artistiques all around the World.

Ne nous le cachons pas, la répétition est utile pour tout le monde. Les élèves, appelons-les les amateurs, assurent en musique une partie d’accompagnement. Sur le plateau, la danseuse pro a son double qui fait intégralement les mêmes gestes au même moment que son modèle. Toute la chorégraphie est écrite à l’exception des solos, petits moments de liberté expressive encadrés par le maître de danse qui, lui, est au fer. Par un jeu de rythmes, il annonce les changements de pas, provoque les breaks et maintient l’allure, ce si beau mot qui évoque autant le tempo que la jolie manière de se présenter au public.

Coût de tout ce travail : le prix de la location d’une salle de répétition dans un centre social, soit sept euros.

Friday, October 9, 2015

En bonne compagnie

Lundi
Petite mise en espace rapide. Filage devant les nouveaux. Seuls ceux qui connaissent parfaitement leur partie participent. Les autres sont dans la salle pour regarder. Debriefing. Pause déjeuner avec toute l’équipe. On mange. On boit des bières. On parle de ça ou d’autre chose. On fait connaissance. La serveuse est sympa. Des bons plats pas chers. Le resto est plein à craquer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pain. Des bons vivants. L’après-midi est consacrée à l’intégration de ceux qui ont déjà une bonne connaissance de la structure et sont donc admis à travailler on stage. Ils ont une loge. Non, deux loges. Une trappe de sortie pour aller fumer. Des canapés. Une connexion Wi-Fi personnalisée. Sur une table, le patron s’est installé un bureau convivial. Contrats signés. Les DEF sont déjà versés. Soirée loft. Il y a un supermarché à deux pas. Pratique et pas cher. Comme à la maison. Pipo travaille dans sa chambre.

Mardi
Pas de grandes différences avec la veille, si ce n’est que la journée est ponctuée de longs enchaînements, dans l’ordre de la pièce, et de quelques filages. Les artistes sont déjà familiarisés avec leur espace. Ils connaissent le nom du régisseur, celui de la secrétaire sympa qui accueille tout le monde avec un immense sourire, les horaires de l’homme de ménage qui passe sa journée à récurer du sol au plafond. Sur scène, ce sont de nouvelles lumières qui apparaissent. On s’habitue. On atténue ce qui dérange trop. On soulage une nouvelle difficulté. On l’apaise. Le temps est rythmé par la fatigue corporelle. On s’arrêtera, mais pas avant d’être allé au bout de quelque chose. Si la fin de la journée doit se terminer assis par terre à discuter d’autre chose, elle se terminera assis par terre à parler d’autre chose. D’ailleurs, demain, je serai certainement un peu moins avec vous. J’irai beaucoup en salle créer la lumière et l’espace sonore. Je vous demanderai de marquer les scènes, ce qui, au passage, est un excellent exercice pour la mémoire. Ah ! La mémoire ! Avec Pipo qui passe ses soirées à amuser la galerie avec sa musique africaine, c’est pas gagné !

Mercredi
On marque en effet toute la journée. Les scènes sont jouées dans le désordre. Pipo est tout perdu. Il essaie d’écrire la scénographie sur un papier. Je rentre. Je sors. Quart de tour gauche. Cinq bémols. Tirer le rideau. Passer le balai. Dormir. Appeler les autres directeurs qui s’impatientent. Se mettre à jour. Séance photo à 16h30. On balance sur FB les artistes en tenue de travail. Demain, je vous laisse la matinée. Pipo a rapporté ses instruments au loft. Il travaillera sa mémoire dans sa chambre.

Jeudi
Matinée offerte. Le temps de se reposer ou de réviser sa partie. Fin de la conduite lumière. On apprend les dernières scènes. Pipo danse. Ouh la la la la, ça tremblote dans la jambe gauche. Présentation publique à 19h30. On comprend mieux pourquoi la matinée a été offerte. Extraits en tenue de tous les jours pour en dire assez mais pas trop, éveiller la curiosité sans tout dévoiler. Pot avec l’équipe du théâtre. We approach the see.

Vendredi
Dernières révisions de la fin, essentiellement pour fixer la conduite lumière et les derniers déplacements de tous les artistes. La musique de la fin est enfin arrivée. Dernier repas au resto. On salue tout le monde. Filage à 15h maxi pour que chacun ait le temps de ranger ses affaires, d’écrire ce qu’il doit écrire, de fumer une cigarette, de boire un verre avant de prendre le train. Tout le monde est content.


Voilà. Ça, c’est du professionnalisme.

Wednesday, September 23, 2015

René Char

LES MESSAGERS DE LA POÉSIE FRÉNÉTIQUE

Les soleils fainéants se nourrissent de méningite
Ils descendent les fleuves du moyen âge
Dorment dans les crevasses des rochers
Sur un lit de copeaux et de loupe
Ils ne s'écartent pas de la zone des tenailles pourries
Comme les aérostats de l'enfer

Monday, September 21, 2015

Vortex temporum - 4

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire, pour avoir les idées claires, mais y avait très certainement trop de trucs déréglés. Un mec est passé, au mauvais moment. Peut-être qu’il n’avait pas assez d’argent à nous refiler, ou qu’il nous avait refusé une clope, ou que son sac à dos était trop chelou, ou qu’on avait décidé de se faire une petite chasse aux pédés, comme ça, juste pour se marrer, parce qu’on aimait les voir chier dans leur froc avec leurs T-shirts moulés, les foutre à poil pour voir s’ils arrivaient à bander devant trois beaux mecs comme nous, leur pisser dessus avant de se casser. Finalement, ne rien leur faire d’autre que de leur foutre la trouille. Lui, il n’était pas comme les autres. Il avait tout de suite balancer ses affaires dans l’allée et s’était mis à courir tout droit, sans rien dire. D’habitude, les mecs s’accrochaient à leur sac comme un animal protège son petit. Ils pensaient avant tout qu’on allait leur piquer leur pognon, cracher sur leur journal intime ou les photos qu’on trouverait. Ils lançaient de sourds déconnez pas les gars, comme tout le monde. Ils finissaient par ne plus essayer de s’échapper. On les encerclait pour les emmener un peu plus loin, au fond du parc, derrière un buisson. Alors, c’était comment de se faire enculer ? Tu crois que Dieu, il a voulu ça ? Tu crois que si ton père avait été pédé, tu serais là avec ta gueule de petite fiotte ? Baisse ton froc, connard. Baisse ton froc. On se foutait de la gueule de leur pubis bien rasé. Si on avait des bières dans les mains, on faisait mine de se branler et la bière leur coulait le long des jambes. Si on avait rien, on leur pissait dessus. La plupart du temps, ils se mettaient à chialer. On les laissait comme ça. C’était fini.


            Lui, il s’était barré en courant. Il avait fallu le courser un bon quart d’heure avant que Manu réussisse à le choper. À trois, on avait réussi à le maîtriser. Il ne disait rien. Ne bougeait plus. On l’avait traîné dans un hall d’immeuble dont on avait le code. On avait le code de presque tous les immeubles du quartier. On pouvait disparaître à tout instant. Se retrouver dans la cave d’un copain. Faire ce qu’on avait à faire et repartir. On ne sait pas trop pourquoi on décide ça ou ça, comme ça, mais celui-là, peut-être parce qu’on l’avait coursé, peut-être parce qu’il avait brusqué un peu nos habitudes, peut-être, tout simplement, parce qu’il nous avait surpris, c’était un peu comme si on l’avait mérité, c’était un peu comme si on l’avait désiré. Les mêmes questions, le même ordre, le même rituel. Enculer, Dieu, ton père. Baisse ton froc. Baisse ton froc, mais lui, il ne faisait rien. Ne bougeait plus. Seul son visage semblait nous dire Les gars, je sais que je vais passer un sale quart d’heure. Faites ce que vous voulez. Branlez-vous avec vos bières ou pissez-moi dessus. Vous êtes trois, et je suis seul. C’est ça qui rend la situation possible. Vous allez déverser votre bile sur moi, puis vous retournerez dans vos halls d’immeuble, boire votre Vodka et vos bières. Ce qui me rend impuissant ne vous rend pas plus puissant. Vous êtes juste hors la loi, en dehors de tout ce qui fait la convenance dans un monde où, de toute façon, nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord, alors, autant accepter nos différences et passer notre chemin, mais c’est peut-être vous qui avez raison. Vous espérez qu’en m’humiliant, vous allez régler son compte à la société, que je vais véhiculer votre histoire à travers les empreintes que vous allez laisser, des marques de la haine que vous déversez sur les murs, mais je ne dirai rien, à personne, parce qu’au fond, je ne suis pas fondamentalement différent de vous. J’habite dans l’immeuble d’à côté. Moi aussi, j’ai eu les coups de pieds à la récré, les coups de poing dans la rue, les gifles en rentrant, les parents, les mômes, le frigo, les flics qui nous arrêtent sans raison, juste pour avoir le plaisir de nous palper les couilles, de sentir qu’on a un piercing là où plus personne ne va plus, là où l’on ne va plus rien poser d’autre qu’un gant de toilette mal savonné, seule langue sensuelle qu’on a pu trouver depuis qu’il ne se passe plus rien avec celle ou celui qui partage toutes nos nuits.

            Tout ce silence, ça avait rendu Manu hystérique. Baisse ton froc, connard. Baisse ton froc. Il s’était mis à tourner autour de lui comme une bête sauvage. Il lui poussait l’épaule de temps en temps pour le voir se déstabiliser, et Momo l’accompagnait dans son délire. T’entends ce que te demande mon pote ? Putain, tu vas le baisser ton froc ? Putain, putain, putain, putain, Manu, pourquoi il dit rien ? Toi parler français ? Oh ! Toi parler français ? Vas-y, explique-lui ce que ça veut dire baisser son froc. Momo l’avait pris par la poitrine. On lui avait baissé son froc en quelques secondes. Un petit coup de canif rapide à la ceinture. Les boutons du jean, éventrés. Ça nous faisait toujours marrer de découvrir leurs dessous, des slips comme on n’en avait jamais vus. Celui-là était blanc, bien serré. Le mec avait une petite étoile tatouée sur l’aine. Il ne bougeait plus. Il n’y avait plus que son regard qui parlait. Toi, tu vois que c’est trop, que tes potes vont trop loin. Pourquoi tu ne les arrêtes pas ? C’est pas toi le chef ? C’est qui le chef ? Y a pas toujours un chef dans vos bandes ? Y a pas toujours un mec qui peut tout arrêter ? Quelqu’un qui peut dire stop, et c’est fini. C’est quoi le deal ? C’est quoi le délire ? Qui faut-il convaincre ? Que faut-il faire ? Et que va-t-il se passer, au juste ? Mec. Est-ce que c’est ça ? Est-ce que ça ? Est-ce que ça que tu veux ? Vraiment ?

Monday, September 14, 2015

Vortex temporum - 3

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire, pour avoir les idées claires. Des projets, on n'en avait pas beaucoup. Les seules choses qui changeaient, c'était quand il en manquait un. Une cuite mal passée, une soirée en famille pour fêter n'importe quoi, un rendez-vous aux ASSEDIC, une convocation au tribunal pour vol de mobylette. On ne s’en disait rien. On prévenait pas. On revenait, comme ça, sans rien dire. Au pire, si ça durait quelques jours, comme ça arrivait souvent avec Manu, on passait aux heures où on savait qu’y avait personne d’autre, à l’heure où les mères partaient chercher les gamins, où les pères n’étaient pas encore rentrés du taf. On n’avait même pas besoin de sonner. Le rap, à fond, ça suffisait pour comprendre. Un texto du genre tu bouges et Manu débarquait quelques minutes après, la gueule défoncée par on ne savait trop quoi. On disait rien. On ne regardait plus nos visages se dégrader. Un jour, c’était une dent. Un autre, l’œil bleu comme un steak, une crevasse de couteau dans la joue, la lèvre tuméfiée. Parfois, c’était juste la démarche. On boitait, courbé sur les côtes. C’était cassé, ou fêlé, ou juste déplacé. Le service d’urgence de l’hôpital nous avait fait attendre toute la nuit, nous faisant passer derrière les bébés, les vieilles et les clodos. Avec un peu de chance, on avait l’droit à une radio, mais c’était jamais sûr. La plupart du temps, le médecin nous disait de rentrer, sans même prendre la peine de nous ausculter, sans même prendre la peine d’inscrire notre nom quelque part. Déconner, c’était payer. On entendait dans un couloir qu’on l’avait bien cherché. Fallait appeler un pote, rentrer à pied, avaler ce qu’on trouvait dans la trousse à pharmacie de notre mère. Personne. Jamais personne pour nous soigner. Jamais personne pour nous consoler.


Sans se le dire, on attendait un déclic, un truc qui nous fasse bouger. On s'en foutait des formations et des travailleurs sociaux. On s'en foutait de trouver un travail, de chercher un appartement, d'aller prendre la température de nos gamins malades, d'attendre la fin du mois pour avoir plus de fric, de fêter Noël, de partir en vacances. On voulait juste une autre vie, là, tout de suite, ne pas être né ici, ne pas être allé dans cette école-là, ne pas avoir rencontré notre premier dealer. Ça concernait pas l’avenir. Ça concernait le passé, les coups de pieds à la récré, les coups de poings dans la rue, les gifles en rentrant, les parents, les mômes et la télé qui gueulent toute la journée, les chiottes dégueulasses, le frigo plein de tous ces trucs de merde qu’on voyait dans les prospectus, tout un passé à déchirer. Tout un passé impossible à oublier, qui faisait que notre sang, gorgé d’émotions, pulsait au rythme d’un autre monde, notre monde, notre monde. Un monde de violences, de cris, de saletés. Un monde impossible à changer.


Partout, c'était pareil. On s'écartait sur notre passage, on s'arrêtait de parler quand on entrait dans une boutique, on prenait les enfants dans les bras, on fermait les sacs, on poussait discrètement le tiroir-caisse. Les flics nous arrêtaient à chaque coin de rue, nous piquaient notre shit, se marraient en voyant nos gueules de quinze ans sur nos pièces d’identité. Ils aimaient bien montrer que, dans la rue, ils étaient des caïds. Ils nous plaquaient contre le mur ou contre leur bagnole, les mains en l’air, le froc suffisamment baissé pour laisser voir nos caleçons. L’hiver, le vent nous glaçait le ventre. Ne pas trembler. Ne pas pleurer. Il fallait que ça dure assez longtemps pour que les passants nous remarquent. Le sentiment d’insécurité venait régler ses comptes avec toutes les violences qu’on voyait dans le monde entier, sur TF1. Ici, on gérait les quartiers. On ne se laissait pas faire. Y avait enfin des coupables. Dans nos têtes, c’était comme un slam d’ennui permanent, et la suite, on la connaissait par cœur. Les bières, la Vodka, la fièvre qui monte dans les paumes de la main. On a envie de frapper le sol, de killer quelqu’un mais on peut pas, parce qu’il y a trop de rage dans notre corps, trop de haine contre le système, trop de j’t’emmerde, trop de fous l’camp. Trop d’amour qui n’a jamais trouvé son chemin. On sort, on tague dans la cage d’escalier, on pisse dehors, on passe par le parc pour prendre l’air et on se promène dans la vie, en attendant, en attendant, en attendant que ça bouge, tout seul, que tout s’efface et que d’un seul coup, ce soit du bleu, la mer, l’idéal. On retrouve les potes et on boit finalement plus que d’habitude, parce que l’alcool va enfin nous faire exploser la tête, au point où on n’en a plus rien à foutre de risquer notre propre mort et de se retrouver sur le trottoir, dans la pisse de clodo, sentant qu’on passera à côté de nous sans nous voir, sachant que le SAMU préfèrera ramasser les clébards avant nous, et nous, on attendra là, le déclic, l’espoir, ou la morgue.

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Friday, September 11, 2015

Hélène Bessette

Plus d'examen. Plus d'examinateur. Pas de personne décrétée supérieure pour dire au lecteur ce qu'il doit comprendre à tout prix. Qu'il a mal compris. Qu'il est sot ignare borné. Que lui, l'examinateur, a compris. Qui n'est ni sot ni ignare ni borné ni obtus ni buté. Qui a lu la réponse dans les livres. La réponse permise. La réponse dite intelligente. Il tire donc de sa poche un brevet pour prouver son intelligence et sa raison.
— C'est daté signé, dit-il, et certifié. J'ai vingt et vous avez zéro.
Le lecteur a trouvé en lui une réponse qui n'est pas celle de l'Université.
Le lecteur voyage.
Le lecteur est un grand innocent replacé devant le bateau blanc.
Du paysage-lumière.
Sa lente intelligence d'aveugle aveuglé qui se veut bien aveugle. De sourd qui se veut bien sourd. De muet qui se sait muet. Se résigne à ne comprendre qu'une phrase tous les cinquante ans.
Ne que.
Restriction.
- Mais elle est vraie, bégaie l'Innocent. Elle est vraie ma phrase. Ma belle petite phrase. J'en ai pour mon argent. J'en ai pour mon temps. Pour ma patience. J'en ai pour la vie. Je remplace la quantité par la qualité. Voilà tout. Tout mon crime.
Le professeur s'enflamme de honte et de colère. Il déclame :
- Vous mourrez, crie-t-il, sans connaître les richesses accumulées par les siècles de Culture.
Le lecteur n'entend rien à la Culture.
Il contemple le sillon des flots mouvementés, au bleu des mers du Sud.
Un trait. Un blanc. Un trait. Un blanc.
Je ne veux pas tout savoir.
Je veux bien me taire.
Je ne veux pas tout savoir.
Je veux bien me taire.
Un trait. Un blanc. Un trait. Un blanc.
Mourir sans savoir.
Être aveugle.
Ne pas expliquer. Ne pas comprendre.
Être inférieur.
Enfin inférieur.

Monday, September 7, 2015

Vortex temporum - 2

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire. Les discussions de poivrots, ça allait bien deux minutes. Les bouteilles, y a rien à faire, fallait qu'on les finisse. Manu dégueulait dans les bacs à fleurs, on l'installait dans un coin, il nous racontait que son frère était parti en Amérique, qu'il avait une villa et un chauffeur, une petite fille, une piscine, il se mettait à gueuler contre les capitalistes et les profs d'anglais qui lui avaient mis des bulles pendant toute sa scolarité, à cause de son accent de merde, il gueulait contre les ministres qui piquent l'argent des contribuables, contre les ASSEDIC qui donnaient qu'aux arabes et il parlait de tous ces trucs qu'il voulait faire avec son argent quand il était ado ; il voulait acheter des motos, ouvrir un garage et puis il s'est acheté du shit, de la Vodka et des bières. Il était toujours aussi minable, Manu, quand il dégueulait dans les bacs. Il se mettait à chialer et on le regardait en écoutant la musique déversée par nos walkmans. On partait à cinq heures du mat'. On n'avait plus rien à fumer. Fallait rentrer.



On arrivait chez nos vieux, on bouffait le reste de pâtes froides, on matait la télé, on foutait nos grolles n'importe où et on s'endormait là, jusqu'à midi, jusqu'à ce que nos mères n'en puissent plus de nous voir squatter le canapé alors qu'elles devaient passer l'aspirateur et aérer le salon. Un café, un bout de pain et on se retrouvait dans le hall de l'immeuble. On arrivait tous en même temps, à un quart d'heure près, parce que nos vies, c'étaient les mêmes et ça, on le savait, on n'avait pas besoin de se le raconter.


On ressortait presque tout de suite du côté de la gare pour trouver des clopes et du fric. On postait Manu et sa gueule mal rasée entre le distributeur de tickets et la machine à café. Quatre-vingt-dix centimes le café. Un coup sur dix, on lui filait la monnaie. Nous, on remplissait nos paquets de clopes en taxant les passants. Un peu de fauche au passage quand les sacs restaient grand ouverts sous nos yeux. On prenait les portables et les porte-monnaie. Les calepins aussi, parce qu'on aimait bien mater ce qui occupait la vie de tous ces gens qui prenaient le RER et qui rentraient la gueule enfarinée. Les portables, on les filait à Momo pour qu'il les échange contre du shit. On passait chez Total pour acheter nos bouteilles. On tournait dans la boutique comme si on cherchait autre chose. On regardait les cartes Michelin et on parcourait la côte. Tout ce bleu. Toute cette eau. On feuilletait quelques livres, des trucs sur les tarots ou les records du monde. On ressortait avec nos bouteilles sous le bras et quelques Mars dans les poches. On traversait n'importe où, on prenait tout le trottoir, obligeant les mères à descendre leur poussette sur la chaussée, on restait devant l'école pour voir si l'institutrice était toujours aussi mignonne, et si elle flippait toujours autant de nous voir attendre là, on se demandait pourquoi les mères étaient si souvent enceintes, à quoi ça servait de mettre dans ce monde des colonies de capitalistes, à quoi ça servait de les envoyer peindre des sapins et faire des colliers de perles pour la fête des mères alors qu'ils allaient finir devant la télé à gratter leur millionnaire en bouffant des pizzas. On retournait dans le hall de l'immeuble. On commençait nos bouteilles. D'abord les bières, puis la Vodka. C’était ça, notre vie. Rien d’autre à foutre que de mater celles des autres passer en cendres sous nos yeux quand on brûlait les calepins, comme ça, parce que ça nous occupait, parce qu’il y avait tout à coup quelque chose qui bougeait réellement devant nous, toujours synchronisée avec la musique défilant dans nos écouteurs. Ça calmait la fièvre qui montait dans la paume de nos mains. Ça calmait l’envie qui nous prenait d’expulser la haine en frappant dans n’importe quoi, une boîte aux lettres, une poubelle. Un passant.

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Thursday, September 3, 2015

The Factory - [MAP] A way to find

Sometimes 
you just have to click the next link
to sink immediately into a deep sleep  
to throw somebody into confusion
To dive
Deeply
Into something else
Just to try
Just to know
Just to see you
Smiling
Or crying
You just have
To try
And remember

This is a way to find another way
To sink immediately into a deep sleep  
To sink immediately into a deep sleep
  
To sink 

Immediately

Into a deep sleep

Monday, August 31, 2015

Vortex temporum - 1

On avait décidé de ne pas trop boire. L'alcool, finalement, ça nous rendait assez minables. Casser des boîtes aux lettres. Insulter des vieilles. Tous les soirs, quelques cadavres de Vodka et de bière pour finir avachis dans le hall comme des clodos capitalistes qui ont le droit d'être au chaud. On faisait partie des meubles, comme ces ivrognes qui squattent les trottoirs. Des plantes dans le hall arrosées à la Vodka et à la bière. Des lampadaires sur le trottoir qui puent la vinasse et la pisse. On fumait jusqu'au bout des paquets. Momo passait avec quelques grammes de shit. On s'explosait la tronche et on gueulait sur tous ceux qui passaient, surtout sur celle du quatrième avec son petit chien ridicule. Viens, Kiki ! Viens, Kiki ! Laisse ces messieurs tranquilles. Elle tremblait comme une feuille. On n'appelait plus les flics pour nous. Ils savaient qu'on revenait des gardes à vue la rage au ventre et qu'il valait mieux nous supporter quelques minutes tous les soirs plutôt que de se faire choper dans l'escalier.




Marie n'avait pas aimé qu'on la tripote, qu'on lui lèche le cou, qu'on se branle sur sa jupe. Elle avait prévenu son père, le gardien et les flics. On était restés plusieurs heures au poste, et à notre retour, on avait coincé le père dans son garage. Il avait peur. Faites pas de conneries, les gars. On avait pété son rétro et déglingué son pare-choc. C'est con, un pare-choc, ça tombe comme un rien. Pendant un mois, il nous a trouvés dans son garage. C'est à c't'heure-là qu'tu rentres ? T'étais où encore ce soir ? Tu crois que Marie, elle aimerait savoir que tu fais des cochonneries dans son lit avec la p'tite brune qui a toujours une jolie veste violette et qui ne vient que le mardi, quand Marie est chez sa mère ? Vas-y, bouge. On lui ouvrait la porte, on lui filait son courrier qu’on avait piqué dans sa boîte aux lettres, on l'amenait jusqu'à sa porte, il finissait par faire semblant de ne plus nous voir. On est rentrés plusieurs fois pour prendre des bières dans le frigo, regarder les photos dans les cadres, s'asseoir quelques minutes dans les sièges en cuir, picorer quelques cacahuètes. Marie était là. Elle n'osait pas sortir de sa chambre. Elle coupait la radio, éteignait la lumière. Les flics ont fait plusieurs rondes. Ils ont vérifié nos papiers. Le père avait dû les rappeler. On lui a mis quelques claques derrière la tête, on l'a poussé dans l'escalier, il a passé toute une nuit dans sa voiture parce qu'on lui bloquait les portes. C'est con, les portables, ça passe pas dans les garages. Déménagement d'urgence, un lundi. Il pleuvait, on avait rien à foutre. On les a aidés à porter les cartons. Ils sont partis. La p'tite brune qui a toujours une jolie veste violette est revenue plusieurs fois. Elle sonnait à l'interphone et nous, on s'marrait comme des baleines. On n'appelait plus les flics pour nous. Viens, Kiki ! Viens, Kiki ! Laisse ces messieurs tranquilles.

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