Thursday, November 12, 2020

Chroniques de l'invisible - 312

Quatre coups dans le dos. Deux fois. Quatre coups sur chaque cuisse. Deux fois. Puis dix coups dans le dos. Nu, bien sûr. La pénitence n’est pas une punition dictée par un règlement. C’est un principe élaboré et délibéré avec le confesseur, lié à un fonctionnement interne. On peut ne pas accepter ce mode de fonctionnement. Si on l’accepte, on l’accepte avec la pénitence. Une pénitence ne peut pas être conçue après-coup. Il n’y a aucun mal dans tout cela, ni de faute grave. Tout cela appartient bien évidemment aux lois communes et à la justice. Un premier mois. Baptiste s’était dit que ce serait une bonne manière de s’immerger. Sa requête était assez claire : être sur place pour étudier le chant grégorien, le voir à l’œuvre au quotidien et l’étudier avec une sorte d’enseignant. L’abbé l’avait accueilli comme il accueille tous les chercheurs. Une habitude ancienne. Avec des doctorants, la plupart du temps. Des prêtres en formation également. L’accueil avait été chaleureux. Les mots de l’abbé identiques. Ici, c’est une communauté qui suit strictement un rythme de vie. L’office, la prière, les repas, le travail, le loisir. Des éléments de compréhension seront renforcés en suivant les offices, mais ce n’était pas une condition. La seule règle que l’abbé demandait que chacun respecte, surtout si on partageait la chambre d’un autre moine, c’était le silence absolu des complies aux laudes. Et c’était le cas. Baptiste allait partager une chambre. Je suivrai l’office divin dans la mesure du possible. Un choix que Baptiste s’était déjà formulé avant de venir à l’abbaye. Lorsqu’il avait découvert l’office divin en établissant les liens avec ce qu’il était en train d’apprendre, il avait voulu voir comment ce qu’il lisait était appliqué. La première messe à laquelle il avait assisté était à Saint-Eugène Sainte-Cécile, parce qu’on y pratiquait la forme extraordinaire en latin. Il voulait l’entendre. Tout s’enchaînait très vite. Aucune musique. Le prêtre avait pris la parole au micro pour les lectures en français et pour formuler son adresse aux fidèles, en français. Incitation à peine voilée à l’illégalité, présentée comme une adaptation de la loi, une astuce. Il suffisait de s’inscrire. La paroisse signerait des autorisations de travail. Une arrogance qui n’avait pas beaucoup plu à Baptiste. Il s’était pourtant mis sur son trente-et-un, plein de désir. Il était rentré sous la pluie, vaincu. Cette si belle église. Où il était venu en tant que musicien pour jouer la messe de la Sainte Cécile à la Sainte Cécile. Les encens l’avaient enivré. Il en gardait un merveilleux souvenir. Ce n’était qu’un trompe-l’œil. Il n’avait pas baissé les bras et s’en était remis aux bénédictines de la basilique. Les vêpres d’abord. Sans commentaire. En musique. Les voix fragiles des sœurs auxquelles répondaient les fidèles. Un jeu de micros conçu pour qu’on ne sache pas d’où vient la voix. La psalmodie douce. Les lectures sans emphase. C’était très beau. À la fin de l’office, les sœurs sortent. Sans commentaire. Elles ont juste apparu le temps de l’office. Elles ont donné une expression au texte. C’est la nuit où Baptiste a le plus cherché d’informations concernant les psaumes. Les fameux psaumes. « Ma manière vient des psaumes ». Alors, il faudrait que Baptiste les étudie. L’office divin permettait d’en faire le tour en un mois. Un mois. Un format tout à fait accessible. Dès le lendemain, il commandait des ouvrages répertoriant les deux éléments mouvants de l’office : les hymnes et les psaumes. En les attendant, il continuerait d’apprendre en autonomie, et à découvrir l’office des bénédictines. Aux laudes. Accompagnées par le psaltérion, si délicat, les voix douces emplissent le chœur, soulèvent l’air d’une tendre et légère mélancolie. Un bonheur simple entièrement composé, un plaisir quotidien offert. J’aimerais remercier les sœurs, leur dire à quel point je trouve cela très beau. Je peux les remercier en leur offrant du temps. Ce qui se voit un jour, tout à coup. Un panneau où s’inscrivent les fidèles pour aider à la perpétuité du sanctuaire. Je viendrai une heure adorer. Trois jours. J’inscris pour la première fois le nom que l’ange m’a donné. Baptiste. Original pour quelqu’un qui ne l’est pas, baptisé. La raison pour laquelle je ne vais pas à la messe. À cause de la communion. Blessante. Elle est ce que je ne peux pas atteindre, là où je ne peux plus me soumettre. Je dis cela à l’abbé sans retenue, comme une confidence. Je suivrai l’office mais je n’irai pas à la messe. Mes premières complies chantées. Dans ma propre chapelle. J’avais trouvé les partitions des hymnes et l’antienne de la Vierge. C’est si beau. Te lucis ante terminum. Et le Salve Regina. Le dernier son d’un jour. Premier jour. Les gestes sont simples. Gabriel ne se formalise pas de ma présence. Il se change sans pudeur et se prépare pour lire dans son lit. Je ne lui souhaiterai même pas bonne nuit. Je ne lui dirai pas bonjour au réveil. Nous avons à peine été présentés au dîner. J’imite les gestes de Gabriel. Me change avec plus de pudeur. Me prépare à lire dans mon lit. Les mots du texte se mêlent à mes pensées. Le silence provoque cet événement. L’espace d’une conversation intime, un dialogue avec soi. Je m’endors dans la douceur, dans la présence d’un autre. Nuit sans rêve. Réveillé à l’aube, je n’ose pas me lever. Il faut sans doute attendre. La première cloche. Gabriel se lève, se dirige directement dans la salle de bain. L’eau, la préparation. Sortie de la salle de bain la serviette autour de la taille. Changé sans pudeur. C’est ce que je fais à mon tour, avec plus de pudeur. Gabriel ne m’attend pas. Dès qu’il est prêt, il sort de la chambre. Le rendez-vous est à la chapelle. Les moines en prière attendent. L’heure juste. De l’invitatoire puis des laudes. En français et en latin. Je retrouve les mots que je connais, des chants que je connais. L’hymne du jour, les antiennes et les psalmodies. La joie de vivre qui entre par le vitrail blanc de la chapelle, diffusant les couleurs de l’aube, au mouvement de la terre, au ciel s’éclairant. Dès la sortie de la chapelle, Gabriel vient me parler. Il pose beaucoup de questions, propose son aide, dit qu’il est heureux de partager sa chambre, donne des détails sur l’organisation de la journée, la préparation des offices, des hymnes, des antiennes. Nous allons ainsi jusqu’à notre chambre. Je pose à mon tour des questions. Gabriel était là depuis bientôt quinze ans. Il était venu pour sa formation de prêtre, mais il n’était pas reparti. La vie lui plaisait ici. Elle lui suffisait. « Toi aussi, tu auras du mal à partir », m’a-t-il prévenu. Quinze ans. L’abbaye et son monastère n’avaient pas beaucoup changé. Les bureaux étaient pleins d’ordinateurs. Les services de recherche, d’édition. Une petite entreprise. Ici, les gens passent, restent, partent. Le lieu était là, évoluant plus lentement que les hommes. Il y avait eu quelques périodes brutales, tout de même. Des destructions. C’était avant. Depuis quinze ans qu’il était ici, rien n’avait changé. À part lui, peut-être. Il souriait à pleines dents. Recommençait à me poser des questions. « Je vais essayer de suivre au plus près la vie monacale. Sauf les messes. » Je n’explique pas. C’est un peu comme les repas au foyer. Ce sera ma pause, ma récréation. Gabriel est curieux de savoir jusqu’où je vais aller concernant les pratiques en vigueur ici. Je ferai ce que je dois faire, dans la limite de ma foi, sans doute. Il me demande de lui expliquer. Je lui montre mon chapelet. Une quête spirituelle qui a duré de longues années, passant par différentes pratiques, parfois ésotériques (je n’ai tué aucune chèvre). Un jour, un chemin s’ouvre. Je comprends mieux l’esprit, le ressens mieux. Je suis plus sensible à ce qui m’entoure, y compris la nature. Je reconnais mieux l’ancien, la racine. Une forêt. Une source. Un rocher. Tout ce qui a fondé. Tout se relie à Guérande, lorsque j’entre dans la collégiale. Il faut apprendre encore. J’écris intensément pour trouver le sujet. Mon précédent livre était une acceptation, la fin d’un cycle. Je voulais une révélation. Celle-ci me convient parce qu’elle est musicale aussi. L’écrit et la musique au service de la spiritualité. Maintenant, je prie tous les jours. Je voulais vivre cette expérience, qu’elle m’enseigne et qu’elle me transforme. Gabriel a l’écoute d’un prêtre et le regard d’un amant. Je suis profondément touché par son attention.

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Wednesday, November 11, 2020

Chroniques de l'invisible - 311

Baptiste. C’est un peu son histoire finalement. Toujours sérieux avec tout ce qu’il entreprend. Il y avait bien eu quelques signes précurseurs. Il n’y a qu’à voir sa photo de communiant. Un ange descendu sur terre aux côtés d’une marraine qu’il s’était choisie, qu’il appelait Ma Reine, et de son parrain de baptême également parrain de son père. Une tradition dans les familles nombreuses. L’aîné était le parrain d’un plus jeune. Le père avait choisi un autre parrain pour l’aîné de Baptiste, celui de ses frères qui porte le nom de son père. L’aîné de Baptiste porte déjà le nom du père de sa mère. Des noms que l’on donne par tradition, par respect, qui inscrivent le destin d’un être qui n’a rien demandé. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit. Baptiste. Sa première venue à Notre Dame de Lourdes. Il était resté une heure à prier, revenu plein de bijoux de pacotille à l’effigie de Bernadette. Sans doute ce qui l’a le plus troublé en prenant le chapelet qu’un passant sortant du tramway avait ramassé au sol et accroché à un arbre comme on le fait souvent avec les objets trouvés au sol pour que la personne qui l’a perdu le retrouve si elle repasse sur ce chemin. Ce n’était pas un vol. Le chapelet était perdu. Il aurait pu finir à la poubelle ou finir blasphémé. Baptiste répondait à son désir qui venait de naître. Il me faut un chapelet. Il s’était déjà bien renseigné. Il était prêt mais n’osait pas entrer dans un magasin religieux. La prière lui avait plu. À Saint Pattern. Vannes. Il y était venu pour deux raisons. D’abord, visiter un magasin dit ésotérique où il était sûr qu’il allait trouver des cartes de tarot. Puis aller dans cette église consacrée à l’un des sept saints fondateurs du culte orthodoxe de Bretagne. Il voulait voir la statue de Tugdual. À Saint Pattern, c’était l’heure du chapelet. On rit parfois de cette bonne vieille pénitence : vous me ferez trois Notre Père et dix Je vous salue Marie. L’entendre, c’est tout autre chose. Au bord du chant, l’assemblée récitait. Une voix d’enfant entonnait chaque début de prière. Dix Ave Maria. Puis encore dix. Puis encore dix. Ponctués de Pater Noster et par l’annonce de mystères. Un bouleversement. D’autant que Baptiste s’était refusé d’assister à la messe du monastère de Saint-Dolay, dans le bois sacré. Les sœurs vêtues de noir hurlaient sur les fidèles. Il fallait retire ses chaussures à l’entrée. Il était parti. Là, on lui offrait. Un direct. Il se renseignerait de retour à Paris, et il s’était renseigné. Deuxième chapelet auquel il assiste par hasard. Notre Dame de Clignancourt. Il y va souvent tellement il trouve belle la chapelle de la Vierge. Les fidèles arrivaient. On distribuait de quoi ne pas être égaré. Sortir aurait été impoli. C’était très différent de Saint Pattern. Plus directif. L’animatrice incitait chaque présent à prendre en charge un cycle entier par une simple « Notre Père » lancé après la lecture d’un mystère. Quelqu’un se décidait. C’était aussi très émouvant. D’entendre la voix de chacun, fragile ou lente, faible, si singulière, la voix unique qui en son timbre prenait corps. Je ne pourrai jamais faire cela. Réciter avec les autres. Faire avec et comme tout le monde. D’autant que ce qui me plaît, c’est le Sanctum Rosarium, le latin, la langue éducative pour apprendre ce qu’il y avait avant la traduction, ce que cela pouvait provoquer d’aller dans une langue étrangère mais aussi racine d’une très grande partie de ce que je suis. Il faudrait connaître les prières par cœur. Pour l’Ave Maria, cela avait été facile. Le Pater Noster avait un peu plus résisté. Il l’avait appris sur la plage de Dieppe au lever du soleil. Les falaises effondrées. Et pour y arriver, il s’était mis à chanter, à créer une mélodie pour aider la mémoire. C’est son Pater Noster. Qu’il chante aux offices. Qu’il se récite pour son propre chapelet quotidien. Le chapelet trouvé avait procuré son effet. Il s’y était attelé avec rigueur, recopiant chaque prière, chaque mystère, en latin, le récitant plusieurs fois sans trop savoir ce que cela allait provoquer. Une première certitude. Qu’il lui fallait un chapelet à lui, un chapelet qu’il aurait choisi. Internet d’abord. Des images et des prix. Des endroits où il peut en trouver. Près de chez lui. On ne choisit pas un chapelet avec une simple photo. Il veut que ce ne soit pas très loin de chez lui. Que ce soit accessible à pied. C’est trop loin, il n’ira pas. Une librairie peut-être. Il ne pourra pas entrer pour demander. Une bijouterie. Il faudrait voir depuis la vitrine. Ça ne va pas. Ce n’est pas ça. Il marche longtemps. Puis il le voit. Ce qui se voit un jour, tout à coup. Presque au coin de sa rue. Plutôt au bord de son quartier. Il y en a plein. Il les voit suspendus au-dessus de la caisse. Magasin fourre-tout, petit, les clients entassés. Il n’ose pas entrer. Il faudrait du temps. Il ne peut pas juste dire « je veux celui-ci ». Il tourne en rond sur le trottoir. Tant pis. Ce n’est pas là. Son chapelet n’est certainement pas suspendu comme on pend de la viande dans une boucherie. Il va vers un autre magasin qu’il sait pas très loin. Trop de monde devant. Il faudrait attendre. Alors, il pense à la basilique. Il y était la veille pour demander des livres latin-français, des prières, des textes. Des outils pour travailler. Il n’y en avait pas. La basilique. Cette drôle de bâtisse qu’il a longtemps contournée, paradoxe des temps anciens, de ce quartier où fut établie puis massacrée la Commune. L’édifice le mieux place de Paris, dans le vent, au présent, un sanctuaire. La boutique de la basilique est ouverte. Ce qui se voit un jour, tout à coup. Ils sont là. Dans la vitrine du comptoir de caisse. Il prend le temps d’évaluer les prix, de sentir les couleurs. Son chapelet est là, noir comme la bague qu’il a ramenée de Guérande. Il l’achète. La femme qui tient la boutique engage la conversation. Longuement. Je prierai. Il faut prier. Prier pour toutes ces incertitudes. On ne sait pas pour ce soir, pour demain. Je l’écoute, lui répond. J’ouvre le chapelet dans la basilique. Il est mien déjà. Je veux rester avec lui. La chapelle de la Vierge. J’y reste longtemps. Je ne connais pas encore tout par cœur. Le temps de consacrer peut-être. Je découvre sur la médaille qu’il y a ici une adoration eucharistique permanente, de jour comme de nuit. Cela m’impressionne. Je me passe le chapelet autour du cou. Je l’aime infiniment. Je retourne chez moi pour son premier Sanctum Rosarium complet.

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