Sunday, December 15, 2019

Fragment de jours - 05

Je n’ai finalement jamais vu une telle constance. One, two, three. 1. S’occuper. 2. Admirer. 3. Adresser. C’est plus que partager, c’est véritablement adresser, la forme d’ignorance, j’ai failli devenir comme ça, je sais de quoi je parle, comme réagissant à une drogue, oui, drogué, tout devient exceptionnel, arrivant à point nommé, rendez-vous compte, c’est exactement ce que je pensais. Pauvre ère moderne. Je ne me lasse pas de revoir le processus rigoureusement identique se répéter, non seulement au fil des années, mais sûrement depuis de nombreux siècles (à en croire certaines manières de dénoncer ces formes dans la littérature). Le tout est de briller, puis de balancer en public. Wonderful. Et ceci et cela. Il est vrai que cela ne cesse de revenir. Une pleine critique comme permanente. Personnellement, je n’ai rien d’autre à faire. Au fond, c’est mon métier. On s’étonnera. On dira : « Mais qu’est-ce qu’il avait avec ce fait social ? ». C’est juste que tout à coup j’imagine l’ennui profond (on sait à ce stade que personne ne sera épargné), zap, zap, clic, et c’est extraordinaire, pas jusqu’au bout, ça a coupé, et hop on feuillette, idem, on s’endort, le coucher de soleil, magnifique, hop, instagram, et au fait, ma grand-mère ? Le temps qu’il faut pour revenir à soi de ces boucles infernales est très long. Le retour est violent. Les repères ne sont plus opérants. En panique, on s’accroche aux branches, et tout est bon à prendre. J’ai tenu presque un mois. C’est à la fois peu et beaucoup jusqu’aux « aubes admirables où sur la brume du fleuve glissant à la surface de l’eau se levait le tout dernier quartier de cette lune d’avril ». Il faut être déjà dépollué pour ne rien oublier des questions qui se posent et d’être presque le premier à écouter se mettre en joie (c’était un rire de plus en plus ample) le fameux Dawn Chorus. Il faut être déjà dépollué pour ne pas s’engouffrer tête baissée dans nos urbanités délirantes desquelles ne ressort plus rien de cette écoute sensible, nuancée, subtile, que j’ai comme enclenchée et que je ne saurai plus abandonner. Le risque se manifeste à la première heure et je dois tout inverser encore si je veux réellement comprendre ou plutôt accepter qu’une différence vient de s’intercaler. Cette fois-ci ce n’est pas la profonde nostalgie d’une fin, c’est le prologue d’une journée qui va durer plusieurs semaines, ce qui ne cesse de commencer toujours et c’est ce que je vais devenir, au fil des pages jusqu’à l’inattendu, la naissance du désir, parce qu’il ne s’agit pas de faire mieux, mais bien d’y être, dans ce monde entêté, différent. À quoi faudrait-il résister des tentations anciennes ? Première différence. Presque une inversion. Il n’y a pas de « chez moi » et d’ailleurs. L’intensité est défaillante là où je suis si longuement. Je peux faire le trajet en plein imaginaire, de la même manière que je reconstitue des éléments fictifs en plein cœur du réel. J’ai encore suffisamment de temps pour m’organiser. Je rêverais que tout se fasse tout seul, que je n’aie qu’à attendre, mais comme pour chaque étape de ma vie, je crois que je n’en suis pas encore là et qu’il faudra à nouveau se lever pour combattre. De tout cela, je n’invente rien. C’est juste que mon regard s’affine devant le courage nécessaire. Devant moi, je vais réitérer. Ce sera de plus en plus obscur, infernal, plein d’idées nouvelles, ce n’était pas prévu, beaucoup plus tôt, avant que l’on s’en doute, la terrible sentence, je suis désolé, des corps vont tomber, du ciel, propulsés, j’en ai trop vu, stop, des tableaux partout, comme une galerie d’art, ici, où nous devrions nous demander, comment faire, comment s’instruire, en profondeur, du fait de l’âge de pierre, d’un rayon de soleil, plaqué au sol à travers des vitres colorées, qui ne le verrait, qui ne le verra, sera sacrifié. C’est la guerre en plein ciel. On appelait ça des anges. Cuirassés, armés. On méconnaissait leurs pouvoirs fantastiques. On ne se bat ni pour le bien ni pour le mal. On se bat absolument, sans époque, barbares. La première rencontre se matérialise après quelque pierre posée sur un cairn au sortir d’une forêt. Premier signe qu’il se passait quelque chose : une bombe bleue propulsée, venant de nulle part, n’allant nulle part, un avertissement. C’est l’heure d’un combat. L’imaginaire déployé au plus haut vol. Dragons enragés. Il faudra la mort de l’un ou de l’autre. Ou qu’un événement surgisse. Il n’est pas besoin de s’expliquer. Dès l’aube, une partie du ciel se précipitant, la pluie en frasques, courant sur le fleuve comme une armée hirsute. L’assaut. La menace. Cela vaincra sur la lumière, ne laissera aucun calme. Le froid tombe comme en plein hiver. Beaucoup gèlent. Visages tournés. Masques figés. Dans un cri d’effroi, de larges traits noirs se dessinent. Tout devient hachuré. Éclairs fléchant, circonscrivant. Le repère condamné. Retour d’urgence aux postes de commande centralisés. Je me souviens des spectres, que je voyais des morts errants. Cette fois, quelque chose a changé. Peut-être des sorciers. Le premier, dont on ne peut soutenir le regard, aspiré derrière d’énormes lunettes disproportionnées, et la bouche mouvementée de tics nerveux. La seconde, m’ignorant, accompagnée. Nous allons au même endroit. Intimité du corps drôlement abandonnée. Langue vulgairement pointue. C’est une lézarde. Je paie de ce que je n’ai pas fait allégeance au grand roi. Parce qu’il m’est apparu tout à coup, sans fard, blindé de haine, reconnaissant les signes qui prouvaient son dessein. Tout d’abord : le vin. Filtré. Surdosé de quelque chose. Empoisonné. Il en buvait, mais cela devait être une question de quantité, d’où la surdose. Au bout d’un moment, l’excitation était telle que j’étais à deux doigts de ne rien pouvoir lui refuser mais me sachant permanentement en combat, je ne cédais à rien, à part la signature de quelques pactes d’usage semblant lui confirmer sa puissance rayonnante. Nous nous étions séparés sans rien dire, testant l’un contre l’autre nos influences énergétiques. Il y a l’esprit bien sûr, mais ce n’est souvent pas le plus puissant. Ou l’autre part est souvent négligée. Comme des ondes. Nous nous testions. Nous négociions. 3, 2, 1. Jusqu’au silence et son aveu d’échec.
— Demain, je n’ai rien de prévu.
Porte fermée sur l’indicible. Traverser les couloirs inutiles. Obliger l’errance. Au bord des falaises. Prêt à sauter. Je savais tout cela. Je le connaissais par cœur. Retour constant de toutes ces périodes « difficiles ». Aux tons de voix si souvent entendus, dès le « allô », désespéré, pour toujours raconter les mêmes journées « difficiles », comme l’autre qui trouvait toujours tout « compliqué », de ces mots qui ne démordent pas, que j’entends encore et qui planent sur mon quotidien comme des grues d’assemblage qui modèlent jour et nuit l’architecture du délire obsessionnel d’un ennui profond. Ce qui a construit ce qui est aujourd’hui s’est voulu de longue date opérant et je ne lâche pas le projet de cette science-fiction du temps réel pour laisser agir toutes les composantes d’une autre forme d’auto-détermination. Je savais que de cette nouvelle étape se dégagerait le désir de procéder autrement. Non que cela m’agaçait, mais il fallait désormais passer à une autre étape qui consisterait à développer ce qui semblait suffisant dans la vie, ces formes déjà faites, ces élans perdus dans le récit, le paradoxe donc d’un état du passé qui se renouvellerait uniquement parce que tout cela allait être jeté sur la feuille au rayon des morts. Je remets en route, pour y arriver, l’efficacité de la clandestinité. Je comprends vite désormais quelle sorte de combat je mène réellement, et c’est le mot juste à placer au bon endroit comme cette joie qu’on s’interdit soumis que nous serions à devoir être toujours en attente qu’un gouvernement nous reconnaisse un jour. Ça n’arrivera pas. J’accepte qu’il y aura quelques semaines de trouble, y compris dans les phrases, même si j’ai une entière confiance en ce qui se réalise concrètement grâce à l’écoute de ce qui vibre en moi. Le retrait effectif est là pour prendre de l’avance et pour mieux déterminer. Objectif : trahison. Technique : le démontage. Pierre par pierre. Mieux qu’un effondrement. L’établissement disparaît peu à peu. Plus de forteresse où s’établissent les stratégies de guerre. Mettons-les à poil dans la rue. Ils n’auront plus de moyens d’action. J’ai conscience qu’il faut pour cela des alliés, des sortes de portes de sortie, des souterrains, des camps de retranchement d’où je peux tranquillement travailler à l’élaboration de ces catégories désormais ciblées. L’effet est magistralement poétique. Un feu d’artifices de silence. La proie est immédiatement réduite à l’errance. Elle n’a plus (ou presque) de marge de manœuvre, isolée, en danger. Les coups portés ne sont plus qu’effleurement, plus de blessures graves, plus d’empoisonnement. C’était cette merveilleuse arme dont j’avais senti les effets, grâce au philtre que j’avais absorbé il y a si longtemps déjà. C’était moi, à cette époque, qui plongeait dans le silence sous l’effet du poison, cette lente infiltration, savamment administrée, ne troublant parfois que quelques heures, puis des nuits entières, puis des jours consécutifs. Avant que la mémoire m’offre une sorte de clairvoyance. Quelques pensées échappées auxquelles j’avais mis du temps à croire. « Je suis dans l’antre de l’ennemi, et bientôt prisonnier ». Je ne pouvais pas admettre que j’avais à ce point réussi à me fourrer dans ce piège. J’étais tout seul. Toute parole à ce sujet aurait paru déplacée. Alors, je m’étais peu à peu déraciné, refusant aimablement le plat suivant, le verre suivant, me médicamentant systématiquement avant et après. Les effets s’atténuaient. Et tout se confirmait. J’arrivais à élaborer d’autres pensées, comme celles qui m’assuraient qu’au lieu de m’être fait piéger, j’avais été conduit dans l’antre pour mieux connaître l’ennemi, ses méthodes, ses modes de vie, pour devenir l’expert, oui, seul, qui saurait comment faire pour neutraliser ces expressions dévastatrices qui se réactivaient de siècles en siècles. Parce que la mémoire avait rapporté des éléments si anciens que seule l’analogie m’avait conduit à reconnaître des combats que j’avais déjà menés et que peut-être, j’avais perdus. Comme dans un jeu vidéo. GAME OVER. On recommence la partie. Chaque protagoniste revient avec ce qu’il a acquis durant les parties précédentes, philtres et armures included. Aussi suis-je mieux armé, mais : méfiance. Eux aussi, d’une certaine manière. Et je ne suis pas du genre parano-complotiste. Ni à me dire que c’était mieux avant. C’est un autre niveau, même peut-être juste une autre partie. Nouveau décor. Les figurines ressemblent à ce qui a toujours existé. Avec quelques surprises en plus. Un jumeau, par exemple. Ou un double, on ne sait. Une ombre peut-être. Un ange gardien. Mieux que le héros et l’anti-héros. La vie connectée. Un cerveau protégé, aux commandes. Un autre corps opérationnel. Et ce serait utile dès le premier jour. Propulsé sur le terrain. Appelé en enquête, en urgence, dans un environnement hostile. Le corps y sent la maladie, dès le ciel respiré. Nuage de grêle. Grand froid. La forme s’y révèle. Elle sera escadronique. Ambiance : je vous montre mon œuvre. L’œuvre d’un fou furieux. Ça suffit. Les vieilles méthodes. Les ascenseurs qui n’arrivent pas au bon étage. Les couloirs comme des labyrinthes. On y perd le Nord. Surtout lorsqu’on arrive la nuit. Cela impressionne. Je me concentre. Il faut dormir. Réussir à dormir. Faire une trêve pour dormir. Avec les monstres. Si seulement il suffisait d’appuyer sur un bouton. L’énigme est presque énoncée. Annonce le caractère d’urgence de la situation. Musique de film. On est bien au début d’une saga. Les mots qui restent imprimés. « Retiens bien cela », dès le début, alors que la mémoire n’est déjà plus du type « apprendre une liste de noms pour demain matin 8h ». Elle est mieux travaillée. Puisque je n’en saurai pas plus. Puisque je connais quelques-uns de ces effets. Le message que j’inscris moi-même, et que l’on voudrait voir s’effacer. « Il faudrait peut-être que vous vous parliez ». Ou plutôt : « Je crois qu’il est… ». Et puis merde. T’occupe pas, Capitaine. De celle ou celui qui prend son avis pour des ordres. Qui croit que parce qu’elle ou il l’a dit, tout va s’appliquer. Comme si je n’avais jamais pensé de ma vie. Comme si je n’avais jamais rien fait. Comme si rien n’était déjà prêt. Alors, il est vrai que la mise en route est différente. Je la programme. Je lui impose des douches froides cinglantes. Comme, je suppose, on pourrait le vivre dans un camp militaire. Quelques minutes seulement. Sceaux d’eau ! Les conséquences sont fabuleuses. Du jamais vu. Joie immense. Avec la conjonction de parfaites coïncidences. Franchement. Au point d’avoir presque regretté de ne pouvoir tout filmer du début à la fin, et cette merveilleuse tentation, comme une excitation, de tout raconter en temps réel du lever du soleil au coucher de lune. Un ciel comme celui-ci, c’était tout bonnement improbable, puis le refus, puis je cède (enfin, tel que je suis, en fait, à toujours d’abord dire non, refuser le désir, puis y plonger avec cette attitude étrange que plus personne ne comprend), puis je pense : « Il ne faut rien négliger », et tout arrive. Un vrai conte de fées. Quand il faudra tout reprendre pour imaginer à quoi pouvait bien me servir cette matière. Où je vois tout identique à ce que je lis. Les mêmes liens. Tout cela arrive le même jour. C’est une seule journée. On entre dans les cafés. On réclame à manger. Trop tard. Les cuisines sont fermées. Je n’avais pas oublié. J’étais passé à autre chose. Mon côté infidèle. Je ne sais pas faire autrement. C’est même comme un autre qui contrôle. Ça se fait tout naturellement, dans la durée, puis je reviens, puis je rappelle, puis je raconte, les hauts et les bas, ce qui n’arrive pas à se fixer, le paradoxe de ce qui se prépare constamment, on voit quelques bribes, tout s’arrête, presque tout, jusqu’à trouver, non : retrouver, le fil de la Pensée.

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